Les bons Français aiment la jeunesse responsable, libre de faire ce qu’on lui demande sans rechigner, qui ressemble à leurs vieux.
Les bons Français aiment leur jeunesse. Bien peigné, mais la mèche un peu folle tout de même sur le front, vêtu d’un simple polo de marque et d’un pull moelleux, le pied au sec dans des souliers en daim, le jeune bon Français a de l’avenir. C’est que, pour réussir, il faut avoir la tête bien formée : des études choisies, des principes vrais, des amitiés et des amours triés. La famille veille car la distinction est une question d’éducation : être l’élite, ça se mérite.
Les bons Français aiment la jeunesse responsable, libre de faire ce qu’on lui demande sans rechigner, ayant le courage d’accepter l’héritage familial. Quand un jeune bon Français, trop exalté, trop fougueux sur son scooter, dérape, Papa lui évite les tracasseries de la maréchaussée et le remet dans la bonne voie. Il faut bien que jeunesse se passe. Le week-end, en vacances, le jeune bon Français voyage et s’amuse avec d’autres bons Français. Il décompresse en entonnant des lipdubs déjantés sur le green de Saint-Andrew’s, avant de reprendre le chemin des grandes écoles. Les bons Français aiment leurs jeunes quand ils ressemblent à leurs vieux.
Mais il est une autre jeunesse que les bons Français n’aiment pas. Celle qui, veule, paresseuse, se saisit de la moindre occasion de sécher les cours et manifeste bruyamment dans la rue. Jeunesse immature et manipulée, qui ne se rend pas compte de la chance qu’elle a de vivre dans la France d’aujourd’hui. Pourtant, quel bonheur d’étudier dans des classes à trente-cinq élèves sous le regard paniqué d’un stagiaire bientôt démissionnaire. Quel ravissement de dénicher sous les toits, un petit deux-pièces hors de prix qu’il faudra louer à trois pour pouvoir en payer le terme, si on a la chance d’avoir en poche une caution bourgeoise. Quel bonheur d’enchaîner les stages non rémunérés, de savourer les longues périodes de chômage, de galérer des mois avant de décrocher un premier emploi précaire. Quel enchantement de subir humiliations et fouilles policières parce qu’on a pas la bonne couleur de peau sous la capuche du sweat. Quel honneur, enfin, de vivre dans un pays qui maltraite les étrangers, méprise les naturalisés, se replie égoïstement sur sa propre vacuité, devient la caricature d’elle-même et s’expose à la risée du monde.
On ne leur présente la vie que comme une longue période de travail, de la maternelle à 67 ans, sans autre possibilité de se réaliser qu’en cumulant des points de retraite. On ne leur demande, pour tout accomplissement, que de se faire et de s’entretenir employable à merci, exploitable jusqu’à ce qu’on les jette. On les considère comme des délinquants en puissance, qu’il faut diriger, surveiller, sanctionner. On leur dénie toute créativité, toute spontanéité, tout élan vital quant ils ne s’expriment pas dans les chemins balisés des divertissements commerciaux conçus pour leur abêtissement. On les traite de crétins, d’incultes, de fainéants, d’infantiles. Et l’on voudrait que les jeunes n’ouvrent la bouche que pour nous remercier.
Pas certain que la caricature manichéenne fasse avancer un débat complexe…
Il n’est en rien nouveau que la jeunesse proclame, se révolte, revendique. Mai 68 existait avant octobre 2010, mais bien avant cela, il y eut les dandys du XIXe siècle. Il y a même 2000 ans, 12 jeunes hommes ont voulu changer le monde.
La jeunesse est l’âge de la fougue et des idéaux. Parfois, malgré tout, c’est l’âge du noir et blanc, l’âge du manichéisme.
Ce qui choque aujourd’hui n’est pas que la jeunesse des rues soient différente de la jeunesse bourgeoise. Ce genre d’arguments ne mène jamais bien loin une réflexion. Il y a d’ailleurs des crieurs dans tout l’éventail social.
Ce qui choque est plutôt la mobilisation de lycéens par des partis pour faire du nombre dans le comptage. Les lycéens ne manifestent pas contre un projet de loi ; chacun sait pertinemment qu’un micro-trottoir dans les rangs lycéens laisserait perplexe n’importe quel réel lecteur du projet en question. Les lycéens manifestent soit effectivement pour sécher les cours, soit parce qu’ils veulent changer leur monde d’une manière beaucoup plus générale.
Cette révolte lycéenne, cette volonté de tout changer, ce triste cri, sont-ils énervants ? Oui bien-sûr puisqu’il illustre un problème insoluble depuis des siècles ? Sont-ils justifiés ? Peut-être puisque l’homme n’a encore jamais réussi à créer un monde efficient. sont-ils égoïstes ? Peut-être également puisque la jeunesse française n’est évidemment pas la plus mal lotie. Mais plus que tout, ils sont parfois simplistes. Ce qui n’est en rien une critique prétentieuse ou une volonté de fermer les yeux. Les adolescents ont tous besoin de grandir, d’ouvrir les yeux sur le monde, de se forger une opinion, de se construire dans leurs révoltes et leurs doutes, d’être des réceptacles de la transmission familiale.
Faire croire à des adolescents qu’ils sont des petits hommes est peut-être le plus gros échec des dernières décennies. Pour ou contre cette réforme des retraites, nous avons un autre chantier immense, celui de l’éducation, de la transmission, du développement humain.