Cette semaine, notre chroniqueur aux États-Unis, Doug Ireland, médit avec de solides arguments à l’appui sur le « New York Times », l’un des titres phares de la presse américaine.
Il y a quelques années, j’ai assisté à un dîner d’anniversaire en l’honneur de Noam Chomsky, le philosophe et linguiste américain et peut-être notre intellectuel de gauche le plus célèbre. Une fois venu le moment de lui porter un toast, l’un des convives s’est levé pour évoquer sa vie de philosophe lorsque sa femme s’est inquiétée des dents abîmées de son époux. Pourquoi, s’est-elle demandé, grince-t-il ses dents si souvent ? Après avoir épié son mari en cachette pendant un moment, madame Chomsky a constaté que ce grincement féroce se produisait à chaque fois que le grand Chomsky lisait le New York Times ! Ce qui nous a beaucoup fait rire, nous les convives qui connaissions bien le Times.
Cette histoire m’est revenue à l’esprit quand le quotidien a publié en Une, le 21 février dernier, un article sur le Sénateur John McCain qui sera prochainement investi comme candidat présidentiel du Parti Républicain. Et surtout lorsque, par la suite, le « journal de référence » américain s’est attiré une avalanche de critiques n’émanant pas uniquement de la droite. Il faut dire que l’article du Times était plutôt du genre explosif. Il racontait une sale histoire de McCain et de menus services qu’il a rendus au Sénat à des lobbyistes oeuvrant pour de grandes sociétés de télécommunications. Et en particulier à une jolie blondasse quadragénaire du nom de Vicki Iseman. Dans son papier, le New York Times sous-entendait que la demoiselle avait eu une liaison avec McCain, ce qui expliquait la servilité du sénateur envers les entreprises qu’elle représentait.
Aussitôt, McCain et sa femme (une blonde, elle aussi) ont tenu une conférence de presse pour tout nier, aussi bien les services rendus que la relation avec cette fêtarde d’Iseman. McCain a accusé le New York Times d’avoir publié cet article sur la base de sources anonymes. Cela dit, le prestigieux quotidien a cité le nom de John Weaver, l’ancien chef de cabinet de McCain, qui a admis que pendant la campagne présidentielle du sénateur en 2000, il avait rencontré secrètement Iseman à la gare de Washington, D.C., afin de la sommer d’arrêter de fréquenter McCain. Depuis que le sénateur et Iseman s’étaient fait photographier à plusieurs reprises ensembles et en public, ce sujet donnait des cheveux blancs à l’équipe de campagne du candidat-sénateur…
A l’époque de la parution de cet article dans le New York Times, bon nombre d’éditorialistes et de grands noms du journalisme, comme le rédacteur en chef de Time qui affirmait qu’il n’aurait jamais publié tel texte, s’en étaient pompeusement offusqués. Mais, comme l’a remarqué Editor and Publisher – le magazine de l’industrie des « news » – dans un éditorial, sans sources anonymes, le journalisme d’investigation n’existe pas. Et Editor and Publisher de conclure qu’« il n’y a pas de scandale déontologique » à les utiliser. Évidemment.
Mais scandale il y a, et de toute autre nature. L’article du New York Times était prêt depuis décembre, soit un peu plus de deux mois avant sa parution. Pourquoi le quotidien a-t-il donc attendu si longtemps avant de le publier ? Dans ses éditoriaux, il avait soutenu McCain lors des primaires du Parti Républicain et l’une des journalistes réputées de la rédaction qui avait contribué au reportage sur le sénateur, Marilyn Thompson, avait même démissionné du Times pour protester contre la décision de ranger l’article en question dans un tiroir. Pour la petite histoire, Marilyn Thompson est depuis retournée au Washington Post où elle avait travaillé auparavant pendant quatorze ans.
La seule raison qui a poussé le New York Times à publier le texte était que l’hebdomadaire The New Republic, lui aussi très lu au sein de la classe politique, s’apprêtait à sortir un article consacré à la controverse au sein de la rédaction du Times sur les délais de publication de l’article sur McCain. Ce n’est pas la première fois que le New York Times se montre partial. En fait, il jouit d’une réputation exagérément bonne à l’étranger, qui ne correspond plus à la réalité. Le Times est, comme le dit si bien Chomsky, la vedette de ce qu’il appelle le « business press », la presse de commerce. Avec plus d’un million de lecteurs par jour, il reflète les opinions et les préjugés de l’establishment et des classes dirigeantes. Y compris dans le choix des articles qu’il décide de publier ou non.
Récemment, le New York Times a pris un virage néo-conservateur avec la nomination de Sam Tanenhaus comme rédacteur en chef de The Week in Review, le supplément du dimanche, très utilisé dans les universités et les lycées, et dont les 2 millions de lecteurs comptent toute la classe politique. Tanenhaus est l’auteur d’une hagiographie de l’icône anti-communiste Whittaker Chambers et d’une autre de William F. Buckley, considéré comme le fondateur du mouvement conservateur moderne aux États-Unis (et qui vient de décéder, à l’âge de 82 ans). Auteur de nombreux articles attaquant la gauche et ses intellectuels, Tanenhaus était auparavant le rédacteur en chef du Times Book Review, le supplément « Livres dominical » du quotidien, dont une bonne critique peut transformer un bouquin en best-seller et une mauvaise l’envoyer au pilon. Tanenhaus y était connu comme l’un des détracteurs les plus virulents de la modernité littéraire (il pense que James Joyce n’écrivait que « des conneries ubuesques ») et un fervent admirateur de la philsophie égoïste d’Ayn Rand, une célèbre réac’ des années 40 et 50.
Pire, en janvier dernier, le Times a embauché comme chroniqueur William Kristol, un homophobe notoire qui est aussi le rédacteur en chef de l’hebdomadaire Weekly Standard, phare journalistique des néo-conservateurs financé par le baron de la presse mondiale et réac’ pur jus, Rupert Murdoch. Au Weekly Standard, Kristol était connu pour avoir accouché de commandements tels que « seules les relations sexuelles dans un couple marié sont compatibles avec la République ». Son père, William Kristol, était, sous l’administration de Bush père, le chef de cabinet du vice-président Dan Quayle, un idéologue borné de la droite chrétienne, aussi vicieux qu’obtus.
Maintenant, Kristol assène ses quatre vérités trompeuses aux lecteurs du Times. Il faut noter que William Kristol est depuis son adolescence très copain avec Andrew Rosenthal, le chef du comité éditorial du Times, qui partage bon nombre de ses points de vue. Et pour cause : le père d’Andrew, Abe Rosenthal, ancien rédacteur en chef du Times, était l’ami de toujours d’Irving Kristol, le père de William et chef de file des néo-conservateurs.
Et puis, qui pourrait oublier le rôle clé du New York Times dans l’invasion de l’Irak ? Ce sont les reportages bidons sur les ADM, les prétendues « armes de destruction massives » de Saddam Hussein de deux journalistes du Times — Judith Miller et Michael Gordon — qui ont été cités par Donald Rumsfeld, Condoleeza Rice et Colin Powell pour justifier la guerre en Irak. Miller était une proche d’Arthur Ochs Sulzberger Junior, le fils héritier de la famille propriétaire du Times. Mais, en ce qui la concerne, il est surtout de notoriété publique qu’elle a été dupée par Ahmad Chalabi, un Irakien un peu limite qui, grâce à Miller, a vendu maintes histoires sur Saddam au Times qui se sont par la suite révélées complètement fausses. Le Times avait présenté ses excuses (un peu ambigües) à ses lecteurs pour avoir publié ces mensonges sur les ADM et Miller avait été obligée de démissionner en 2005. L’année dernière, elle a été embauchée par le Manhattan Institute, une sorte de « think-tank » de droite dont l’un des directeurs n’est autre que Kristol, un autre admirateur d’Ahmad Chalabi, et qui avait jadis inventé le « Project for a New American Century », le lobby néo-conservateur qui a prôné l’invasion de l’Irak avant même l’élection du Président George W. Bush. Quant à Michael Gordon, le co-dupé de Miller, il travaille toujours au Times.
Autrefois réputé pour ses reportages à l’étranger, le New York Times d’aujourd’hui ne l’est plus. Avant l’invasion de l’Irak, le nombre de ses colonnes consacrées aux affaires étrangères a rétréci de 60 % en une décennie et le nombre de ses correspondants à l’étranger a, lui aussi, dramatiquement chuté. Qui plus est, ces derniers changent de pays tous les trois ou quatre ans, période minimum pour comprendre un tant soit peu le pays où l’on est en poste. Et que ce soit en Europe (y compris en France) ou en Amérique Latine, le penchant anti-gauche du Times se manifeste. Par exemple, des dirigeants comme le Bolivien Evo Morales ou le Vénézuélien Hugo Chavez rendent littéralement le quotidien hystérique avec pour conséquence la déformation des « news ».
En janvier 2006, quand Evo Morales s’est rendu en Espagne, la presse bolivienne a publié des photos de lui avec le roi Juan Carlos et le Premier ministre José Luis Zapatero. Tous deux étaient décontractés et souriaient au président bolivien. La BBC anglaise, qui couvrait la rencontre, a titré « L’Espagne efface la dette bolivienne » pour un sujet sur le gouvernement Zapatero qui s’apprêtait à gommer une dette bolivienne de 120 millions de dollars. Souhaitant montrer Evo Morales sous un mauvais jour, le Times a, lui, titré d’une toute autre façon : « le Bolivien reçoit un accueil glacial en Espagne » et son article ne mentionnait même pas l’effacement de la dette bolivienne !
Quant à Hugo Chavez, les éditoriaux du « quotidien de référence » ont carrément soutenu le putsch de 2002 qui a temporairement chassé du pouvoir le président vénézuélien démocratiquement élu. Ses reportages donnaient presque exclusivement la parole aux généraux putschistes et aux riches industriels qui avaient financé le renversement de Chavez. Inutile de préciser qu’en 2007, lorsque Chavez a organisé un référendum pour modifier la Constitution, une peur panique s’est emparée des correspondants du Times… Dans un tel contexte, pas étonnant que Noam Chomsky grince toujours des dents lorsqu’il lit le New York Times !
Bonsoir,
Votre vision de la ligne éditoriale est caricaturale et biaisée par "les néo-cons sont partout". Un exemple pertinent : l’édito d’aujourd’hui : "After eight damaging and divisive years there is certainly a lot that needs to be debated starting with President Bush’s disastrous war, his tax cuts for the rich, regulatory incompetence and neglect, and unrelenting assaults on civil rights, civil liberties and the balance of powers in government." (http://www.nytimes.com/2008/03/05/opinion/06thur1.html ?_r=1&hp&oref=slogin)
Quant à la présence Kristol, vous auriez dû signaler par honnêteté intellectuelle, les nombreux chroniqueurs démocrates dont P. Krugmann.
Bonne soirée
F.
Comme disait Georges Wolinski le dessinateur de BD soixante-huitard :
"une page pourrie dans un journal pas pourri le rend pourri, et une page pas pourrie dans un journal pourri le rend moins pourri !"
N’achetez pas le NYT, même pas pour emballer le poisson, ce dernier prendrait alors un drôle de goût…
Vive la presse LIBRE ( = qui est la propriété des journalistes qui y travaillent, comme le Canard Enchaîné, par exemple ;)
Merci pour cet article détaillé qui donne un excellent éclairage sur l’évolution du NYT. J’avais fortement tiqué en voyant arriver William Kristol parmi les « columnists » maison. Maintenant, je comprends mieux…
Kristol, dont les articles dans le Weekly Standard me font, selon le jour, hurler de rire ou vomir de dégoût, contraste fortement avec les contributeurs de haut niveau que sont Paul Krugman et Thomas Friedman, pour ne citer que ces deux-là.
D’où ma question : pour remplacer le NYT, que peut-on lire aujourd’hui dans la presse US ? Le Washington Post ? Un autre ?
Un journal qui déforme les news…tient donc !
Doug Ireland, ne soyez pas étonné, c’est la même chose en France. Les "grands" journaux (et même les autres), quelque soit leur tendance, déforment, "oublient" des informations, mentent sur les informations.
Le terme "business press" est bien choisi. Il y a aussi un terme qui irait bien : "church press" → la presse qui nous fait la messe