« Le Monde » vient de fêter son 20 000 ème numéro. Pour l’occasion, sort un livre d’anthologie dans lequel figurent 100 des plus beaux grands reportages parus dans le quotidien depuis sa création.
L’événement est exceptionnel. Le Monde vient de fêter un anniversaire, son numéro 20 000. Exceptionnel. Car quel journal peut dire : 20 000 ? Avec 20 000, le plus difficile reste de souffler les bougies. Mais souffler 20 000 bougies, quelle prétention ! Plus modestement, Le Monde a préféré ressortir quelques « unes », de 1944 à nos jours. Archives que tout vrai curieux des yeux n’a pas manqué de dévorer. Et sortir un livre de 100 reportages d’ici et de là-bas. Comme un hommage à Jean-Claude Guillebaud, un des grands talents du grand reportage [1], que ce texte écrit par lui en 1984, présente très bien.
« Un charme intact joue. Tout ce dont il est question pourtant, a disparu : politique, géographie et velours cramoisis de l’Orient-Express. Alors ? Le talent ? La nostalgie ? L’invariable grammaire des disputes humaines ? C’est plus simple. Un homme s’embarque pour aller voir la planète du plus près qu’il peut, il regarde le grain des choses, écoute la rumeur des ports et tâche de dire à l’incrédule lecteur resté au quai ce qu’il découvre. Albert Londres emporte toujours, à Shanghai ou Cayenne, un peu de lui-même. Un homme, les yeux ouverts ; un homme, avec ses perplexités, ses colères, et même ses bonheurs chipés aux escales… Non point « le » monde tout seul, ni, à l’inverse, « le » voyageur et ses vagues à l’âme, mais bien les deux ensemble, bec à bec. C’est une sacrée corrida. Pour peu que s’y ajoute un peu de ce que les aficionados el duende (la grâce, le miracle du talent), l’aventure est belle. Toujours la corne du taureau – la corne, c’est-à-dire en l’occurrence l’erreur, la sottise, la naïveté de la plume – effleure la poitrine. Effleure justement… Cela s’appelle un reportage (…) » (page 535)
Reporter. Raconter. Quoi ? Raconter la guerre. Saïgon, cette ville « qu’on aime, non pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle pourrait être » (Jean-Claude Pomonti, février 1971). Sabra et Chatila, « une insupportable boucherie » qui aurait pu être évitée. Mais « Les forces du général Sharon ont laissé la tuerie se perpétrer pendant trente-six heures. » (Beyrouth, Dominique Pouchin, septembre 1982). Et le génocide au Rwanda en 1994. (Rémy Ourdan, mars 1998).
La Tchétchénie et les trafics d’armes et de jerricans de l’armée russe. (Atchkhoï Martan, Nathalie Nougayrède, décembre 1999). Grozny « la Terrible » et le témoignage de Toma, « enseignante, fille d’une “ancienne communiste convaincue”, et qui fait partie des derniers 10 000 à 15 000 civils – peut-être – être restés à Grozny jusqu’au bout. » (Nazran, Sophie Shihab, février 2000).
La guerre. La misère. La famine. La famine en Ethiopie. « Cinquante mille, cent mille morts ? Les chiffres restent abstraits. Pas les visages. Ni les regards. Sur les trottoirs de Dessié, capitale provinciale de la famine, comme tout au long des 1200 kilomètres de la “route historique” de l’Ethiopie, il reste ici et là des petits tas de chiffons couleur de poussière. Des chiffons qui bougent douloureusement au passage du visiteur et qui tendent la main. Sans un mot. » (Dessié, J.-C. Guillebaud, janvier 1974).
Raconter l’événement politique aussi. L’élection de Mitterrand, le 10 mai 1981, vue de Château-Chinon (Pierre Georges, mai 1981). La chute du mur de Berlin en 1989.
Raconter le fait divers. Le carnage à la gare de Lyon parisienne : « Collision à la suite d’un défaut de freinage. Une cinquantaine de morts à la gare de Lyon. », titrait Le Monde (Paris, Philippe Boggio, juin 1988). La vie et la mort de Marinette, une journaliste qui couvrait les faits divers, et qui, comble de l’horreur, est morte chez elle, assassinée (Argenteuil, Corine Lesnes, mars 1996).
Les affaires. « Une audience comme une traque. Méthodique, acharnée, précise, et cruellement efficace. » Le « troisième jour d’audience du procès des anciens dirigeants d’Elf, poursuivis pour avoir versé des commissions illicites et s’être servis au passage. » (Paris, Pascale Robert-Diard, mars 2003).
Et les gens heureux. Le prêtre sans église, du mois de mars 1973 (J.-C. Guillebaud, mars 1973).
Le grand reportage, ou l’art de raconter des choses vues, perçues, ressenties, et analysées. Un art qui continue bel et bien d’exister. En son, notamment avec « Là-bas si j’y suis », sur France Inter. En images, notamment avec Thalassa, sur France 3. Et en plume. Car si Le Monde consacre moins de pages aux grands reportages aujourd’hui que dans les années 1970 - 1980, d’autres au contraire, le privilégient. A l’image de la revue XXI (dirigée par Laurent Beccaria [2] et Patrick de Saint-Exupéry). A qui on souhaite bien des frères.
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« Le Monde, Les grands reportages 1944-2009 » est publié aux Editions Les Arènes.
Le livre a été réalisé sous la direction de Jan Krauze, ancien correspondant du Monde à Moscou et Washington, et de Didier Rioux, qui a dirigé le service de documentation du quotidien.
[1] Jean-Claude Guillebaud est aujourd’hui journaliste au Nouvel Observateur
[2] Laurent Beccaria est également directeur des éditions Les Arènes