129 licenciements au « Monde », c’est dur, très dur même, et les journalistes en parlent. En revanche, les centaines d’ouvriers régulièrement licenciés dans les usines françaises, on en parle quasiment pas. Coup de gueule de l’intérieur, d’un journaliste du « Monde », sur le « plan social » au journal « de référence ».
Vous n’avez pas de chance : 129 emplois en moins, c’est rude. Un quart de l’effectif des journalistes, ça sonne. Ça assomme, même – vous n’aviez pas l’habitude.
Alors vous vous battez, vous assembléegénéralez, vous motionnez, vous vous mettez en grève. Et les journalistes – les autres – affluent. Les micros se tendent, les stylos s’activent, les caméras tournent. Devant la si reconnaissable façade du quotidien, bien plus filmogénique qu’une zone industrielle provinciale, des journalistes interrogent d’autres journalistes devenus des licenciables en puissances, d’ordinaires-salariés-qui-défendent-leurs-emplois-menacés-et-leurs-avantages-acquis.
Vous avez de la chance : Combien d’ouvriers en grèves dans le nord ou l’est de la France ont eu droit à une telle couverture médiatique, y compris de la part du Monde ? Un partage des tâches s’est-il effectué au sein de la presse française sans que nous le sachions, qui laisse à la seule Humanité le soin de couvrir, au jour le jour, les licenciements et conflits sociaux autrement qu’en trois lignes ? Lesquels d’entre vous se sont indignés qu’on appelle désormais « plan de sauvegarde de l’emploi » – un plan qui en supprime 129 chez vous et bien plus ailleurs ?
Vous avez de la chance : Les auteurs du plan de redressement sont face à vous. Ils sont connus, identifiés. Maladroits, peut-être. Courageux, sûrement. Ceux de Métaleurop ont été moins vernis : les « décideurs » – ceux qui avaient décidé de fermer l’usine – s’étaient évaporés quelque part vers les îles Caïmans. Pas d’interlocuteur, pas de conflit ! Idem pour ceux dont les usines ferment parce qu’un fond de pension américain exige une rentabilité supérieure, tous ceux auxquels un Eric Le Boucher explique chaque semaine, du très haut de sa très haute position qui lui donne une très haute vue d’ensemble sur la planète, que la mondialisation est bonne pour l’Humanité (tout comme le plan de sauvegarde de l’emploi est bon pour l’Emploi). Et que, dans cet irrésistible mouvement (oui, il est irrésistible, c’est une force de la nature, c’est comme le vent, on n’y peut rien), il y a – au choix –, quelques pots cassés, d’infimes dommages collatéraux ou un tribut à payer, ainsi va la vie.
Vous ne dépendez pas des retraités américains ou d’un caïman aux dents longues. Vous êtes, dit-on, l’actionnaire de référence. C’est bel et bien vous qui avez, année après année, accepté, avalisé, béni-ouiouité les rachats, les ORA, l’endettement, le train de vie. Vous savez à qui vous en prendre. Vous savez qui vous a conduit là.
Vous avez de la chance, d’exercer ce beau métier de journaliste, qui vous autorise aujourd’hui à enquêter, à rechercher, à rassembler, à raconter l’aveuglement général derrière deux hommes qui resteront dans l’histoire pour leur génie entrepreneurial et leur désintéressement, Minc et Colombani.
Vous avez de la chance : Si le plan Fottorino-Guéraud échoue, si les économies indispensables ne sont pas réalisées, vous pourrez encore vendre Télérama, ou Courrier international, ou les deux. Et si ce n’est encore pas suffisant, vos actionnaires ne vous laisseront pas tomber. Ils mettront de l’argent au pot, ils sont même prêts à le faire, tout de suite, pour rembourser les ORA par anticipation. C’est vrai, vous serez moins indépendants, voire plus du tout. On ne vous appellera plus « groupe Le Monde », mais « groupe Lagardère ».
Vous pouvez encore choisir. Vous avez de la chance.
D’accord avec l’article. Si la grande majorité des journalistes du « Monde » avaient su éviter de sombrer dans l’autosatisfaction permanente et garder vivante la tradition de Beuve-Méry, on n’en serait pas là. Le sort déplorable de Libération aurait quand même dû leur servir d’avertissement…
Cela dit, avant de mettre en route la charette des licenciements, sans doute faudrait-il supprimer les placards et les sinécures, et réduire le train de vie du journal (notes de frais, indemnités de déplacement, etc.). Par ailleurs, les révélations de Bakchich sur le salaire octroyé à Fottorino et à Guiraud montrent qu’un examen de conscience serait indiqué à tous les échelons de la hiérarchie.
Ah oui, virer Eric Le Boucher, ce serait sans doute une excellente idée. Et si Josyane Savigneau était lourdée elle aussi, je crois que j’irais jusqu’à m’abonner…