Notre vieux con à nous, Jacques-Marie Bourget, ne comprend pas le déficit du Monde.
Ainsi, en 2008, Le Monde a perdu 36 millions d’euros, cinquante fois le budget annuel de Bakchich. Vous me direz qu’eux n’écrivent pas que des bêtises, cela a donc un prix ! Mais ce déficit m’inquiète. Quand on devient vieux on n’aime pas voir casser les jouets de son enfance.
Ce journal, il y a bien longtemps, a stocké en nous pas mal de bonheur. Il est toujours là comme la vieille graisse des poignées d’amour qui refuse de partir. Ce Monde malade nous rend malades par sympathie. Je parle d’un temps où la liberté de dire, d’écrire était aussi banale qu’une faute de français dans la bouche de Sarkozy. Dans un journal bien torché, érudit, on pouvait lire des trucs épatants non soumis au filtre de la pensée, à celui de la cabale des nouveaux maîtres qui nous étouffent. La lecture du Monde était toujours instructive, parfois jubilatoire. Si, la page étalée sur le guéridon de marbre, la Gitane était lente et le café bien brûlé, l’après-midi allait être bon.
Les types qui travaillaient là-dedans pratiquaient alors un drôle de métier, le journalisme. Ils ne rêvaient pas de devenir chef de cabinet, ministre ou romancier, de diriger le monde.
Aujourd’hui, on ne lit plus Le Monde, on l’achète pour voir ce qu’il y a à l’intérieur, espérant la surprise. « Prendre » « Le Monde » me fait le même effet que l’achat d’un billet de Loto : on attend le miracle sans y croire. Mais, peut-être bien que, sur une étagère, dans une colonne, on va retrouver un article (comme on dit dans les merceries) qui montrera que la bête n’est pas morte ! Une pensée ou une vue originale, transcrite dans un article parfaitement documenté, écrit dans une langue excellente. Le moins décevant est d’acheter Le Monde pour les mots croisés, ou pour allumer le feu. En cette saison c’est utile et il se trouve, par chance, que le monde est à feu. Je suis injuste, bien sûr le dépit donne l’aigreur et on trouve encore, sous la plume des correspondants du Monde à Jérusalem, derniers des Mohicans, quelques papiers qui passent à travers les lames des ciseaux, et qu’on ne trouve pas dans le reste de la « grande » presse dite nationale. Je crois d’ailleurs que nos amis sans illusions expédient leurs articles au moyen de bouteilles à la mer. Ce déficit du Monde m’est incompréhensible. Quand notre quotidien de référence publie des articles signés Antoine Garapon, l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours et 100 000 morts au Kosovo, le lecteur devrait faire la queue devant les kiosques. Quand il publie Joël Mergui qui écrit « Les Palestiniens ne connaissent que trop bien cette faiblesse des Israéliens, qui consiste à privilégier la valeur de la vie humaine à l’efficacité militaire », Mergui qui décrit Gaza au centimètre carré sans y être, Le Monde devrait s’arracher. Quand nos Auguste Blanqui expédient BHL sur les fronts les plus détonants, Le Monde devrait se vendre au marché noir. Les jours ordinaires, s’ils existent, les chroniques de Caroline Fourest devraient suffire à maintenir le niveau de la jauge.
Un exemple d’article balèze, la mort d’Harold Pinter… Je crois bien que, ce jour là, ils se sont mis à deux pour présenter Sami Frey comme un membre de la petite cohorte d’acteurs pionniers qui ont importé ce génie anglais en France. En oubliant Roger Blin qui était le vrai pionnier du « Gardien », en balayant Rochefort et Marielle et en enterrant Bernard Fresson. Lui, ça tombe bien puisqu’il est déjà mort. Vous me direz, ce ne sont que des sottises de culture, et que Wikipedia n’est pas fait pour les chiens, qu’il n’y a pas mort d’homme ! Non il y a mort de journal, et ça fait tout aussi mal.