Le roman Jeanne d’Arc de Joseph Delteil est une bouffée d’air frais et un appel contre les captations des symboles de la Nation.
« Elle vint au monde à cheval, sous un chou qui était un chêne […], sale et fraîche comme les poires piquées de fientes d’oiseaux […] Nul n’a compris que Jeanne c’est par excellence l’Enfant, et que l’Enfant c’est de l’humain a l’état pur ! Hypnotisés par une armure de fer, ils ont omis l’essentiel : l’éclosion simultanée de l’âme et du corps dans le moule de la nature. Or les plus sûres racines de l’Homme plongent dans les molles veines de bébé. »
Ces quelques mots tirés du roman Jeanne d’Arc de Joseph Delteil, écrit en 1925, ont conservé une étrange force d’actualité face aux grimaces de l’Histoire. Celles qui depuis plus d’un siècle, chaque 1er mai, servent de phantasme national à une extrême droite en mal de Panthéon. Au sommet duquel la pucelle incarne l’image, pour quelques vieux nostalgiques, d’une France éternelle et conquérante.
Delteil, l’écrivain-paysan du pays d’Oc, a toujours été fasciné par ces « fous » de l’Histoire qui ont enfanté des bouleversements tragiques : de Jésus à Saint François d’Assise en passant par Napoléon à la native de Domrémy. Son mode opératoire est simple, démystifier ces êtres en leur ôtant leur uniforme d’absolu et les vêtir, leur rendre grâce dans leur chair, par la simple puissance de la langue. « Qu’il pleuve sur la chair ! » s’exclamait-il. Vaste programme.
Mais il y a surtout ce style ! Ce vernis unique que recherche tout écrivain : être reconnu et identifié en deux phrases. Privilège des immortels. La singularité de Delteil : une écriture chantante, caniculaire, imagée, tactile, des entrailles, sorte de voyage au bout du Jour, dont il dit « qu’il est entré dans le langage comme le bucheron avec sa hache. J’écrivais au galop, à cheval sur mon étoile et le hasard était mon lévrier. Je n’entendais rien à la langue française, je la violais. Une force de frappe. La grammaire tient les mots en laisse, comme des chiens ; taïaut ! Taïaut ! Que ça casse ! Qu’a chaque coup juste, la tête tombe ».
L’enfant de Montpellier eu en réalité deux périodes littéraires. Celle de ses débuts, de son succès immédiat dans les années 20 par ses deux premiers romans Sur le fleuve amour et Choléra, adulé des surréalistes qui voyaient en lui un esprit révolutionnaire sorti des sabots. Puis vînt l’excommunication pour s’être attaqué à des sujets (les poilus, Jeanne d’Arc, Jésus…) en apparence plus conservateurs, touchant à la fibre patriotique encore à vif. Suffisant pour déclencher la colère divine du clan Breton.
85 ans après la parution de cette biographie d’une vitalité intacte, la bouffée d’oxygène que procure la lecture de Jeanne D’Arc sert d’enseignement à notre modernité. L’adoration passionnelle d’une pucelle charnelle et délurée sous la plume de Delteil est un bouclier intemporel contre les captations de tout bord de l’imaginaire national. Un îlot que les fous de France ne pourront jamais occuper. Joseph, la patrie t’en remercie !
Joseph Delteil, Jeanne d’Arc, Les Cahiers Rouges, Grasset, 8 euros, 140 pages.
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