L’Éducation nationale est en pleine crise financière. En revanche, certaines écoles se portent bien, merci ! Suite de l’enquête de « Bakchich » sur l’École Bilingue de Paris.
A l’Ecole Active Bilingue Jeannine Manuel (Paris XVè), si la vie scolaire est un pur cocon pour les élèves, les enseignants ne sont pas toujours aussi choyés.
Une partie des enseignants titulaires, ceux « sous contrat d’association avec l’Etat », s’ils ne sont pas mal payés, dépareillent avec le faste de Bilingue. Salariés de l’Education nationale, ils bénéficient des mêmes salaires que les enseignants du public. Soit en moyenne 1580 euros net par mois pour un temps plein.
D’autres enseignants n’ont pas l’agrégation, ni le Capes ou le Cafep. Et vivent dans la crainte d’être « déplacés » d’un établissement à l’autre, ou à l’ANPE. A l’image de Pierre, enseignant d’histoire, qui assure : « Si le directeur de l’école et l’Education nationale décident d’une même voix de me remplacer l’année prochaine, c’est possible. » Et d’ajouter : « Dans ce cas, je ne serai pas certain de retrouver un poste à temps plein ». Une minorité à Bilingue, mais qui tend à se généraliser dans le public.
L’autre partie des profs et du personnel enseignant de l’école relève elle du droit privé, et bénéficie d’un statut plus enviable. Là, les conditions de vie sont bien plus confortables. Des salaires parfois exubérants – des bruits de couloirs fixent celui du proviseur à près de 11 000 euros par mois –, et des augmentations de salaires inconsidérées. Comme en mars 2005, quand, « profitant de l’absence d’expertise comptable au Comité d’entreprise (CE), Bilingue a augmenté certains salaires de profs proches de la direction, jusqu’à 39 % », selon un prof, membre du CE à l’époque.
Cet écart de niveaux de vie entre la majorité des élèves et celle des profs se retrouve sur le plan relationnel, où, si les élèves sont des petits princes choyés par leurs pédagogues, certains professeurs éprouvent parfois la sensation de jouer aux valets de leurs maîtres. « A cause de cette manie qu’à Bilingue de nous mettre en concurrence les uns les autres », assure Cécile. Et la prof de maths donne un exemple – également raconté par trois autres enseignants de l’école –, l’humiliation, lors de ces « sempiternelles réunions de rentrée, où, devant l’ensemble des collègues, des profs sont gratifiés, applaudis, acclamés ( !) pour le taux de réussite au Bac dans leurs classes, tandis que d’autres n’ont droit à aucune récompense. Certains étant même désavoués par la direction. » « Ce sont des méthodes d’entreprise ! », ajoute-t-elle.
Si cet exemple pris seul est un peu léger pour comparer le fonctionnement de Bilingue à celui d’une entreprise, l’on saisit mieux la comparaison lorsqu’on l’associe au modèle économique de l’école.
Bilingue perçoit, en toute régularité, beaucoup d’argent. D’abord, sous contrat d’association avec l’Etat, elle touche de sa part chaque année une certaine somme, restée quasi-secrète – ni le ministère, ni le rectorat, ni l’école, n’ont souhaité communiquer son montant à Bakchich. Mais l’on sait, par le ministère de l’Education nationale, que pour l’ensemble des établissements privés sous contrats, les crédits votés en Loi de finances initiale s’élèvent à environ 6883 millions d’euros pour 2008. [1] Une misère !
Ensuite, Bilingue bénéficie des versements des parents d’élèves correspondant à l’inscription de leur rejeton, à ses déjeuners, et aux activités annexes (voir la première partie de l’enquête).
Une bonne part de son budget vient de sa fondation, la Fondation Jeannine Manuel. Créée en 1998 par le directeur de l’école, Bernard Manuel, elle appartient à la Fondation de France. Ce qui lui confère quelques avantages, dont l’allègement d’impôts pour les donateurs. Elle a pour objet, selon la responsable de la fondation, Madame Bosc, de « promouvoir la compréhension internationale par l’éducation bilingue en soutenant l’Ecole Active Bilingue Jeannine Manuel et d’autres établissements d’enseignement à but non lucratif poursuivant le même projet ».
D’après des enseignants ayant eu accès aux comptes de l’école, il arrive souvent que des parents d’élèves, des entreprises ou d’anciens élèves versent des sommes astronomiques à la fondation. « Il n’est pas rare d’avoir un don d’un million d’euros, cash ! », nous assure-t-on. [2]
Mais n’ayons crainte, nos généreux donateurs ne se ruinent pas pour autant ! Ils bénéficient d’une réduction d’impôt sur le revenu de 66 % de leur montant, pris dans une limite de 20 % du revenu net imposable ». Mais attention, sans la Fondation, pas (ou très peu) de dons ! Puisque – selon l’article 200 du code général des impôts –, les établissements privés sous contrat d’association avec l’Etat ne peuvent pas bénéficier du mécénat avec une réduction d’impôt pour les donateurs.
Un modèle impeccablement ficelé. D’autant que la fondation collabore avec une petite soeur : une association de loi 1901. Créée en 1998 par le même Bernard Manuel, cette association est locataire des locaux et, assumant tous les frais de fonctionnement (chauffage, travaux, etc), reçoit de temps en temps un peu d’argent de la fondation. Ainsi, c’est elle qui aurait payé tous les nouveaux locaux de 2006.
Pour boucler la boucle, il se trouve que l’association loue les locaux à… une autre société, une SCI qui, elle, en est propriétaire. In fine, Bernard Manuel a réussi à créer et à être seul directeur de trois structures juridiques qui fonctionnent en circuit fermé. Au moins, on évite ainsi les intrus.
Laissons le mot de la fin à un jeune retraité de Bilingue : « le fonctionnement de cette école symbolise ce qu’est le modèle de l’école privé, préfigurant les projets du gouvernement actuel, école payante, sélective, concurrente, et faisant appel à des financements privés. C’est le parangon de l’entreprise du rêve capitaliste ».
Lire ou relire sur Bakchich.info :
[1] Répartis comme suit : 6 157 millions d’euros pour les dépenses de personnel et 726 millions d’euros pour les dépenses de fonctionnement et d’intervention.
[2] L’école n’a pas souhaité répondre à nos questions sur le sujet.
Madame,
ma femme étant prof de français dans une école privée je connais parfaitement le "problème". Ce qui me scandalise n’est pas qu’une personne ait les moyens d’assurer une bonne éducation à son enfant, c’est surtout qu’un grand nombre de personnes n’en aient pas les moyens. Autant d’argent, oui même sans chiffre clair, l’opacité ne peut cacher qu’un "autant", pour une école qui pourrait parfaitement vivre sans alors que des centaines de lycées en crèvent littéralement de ne pas avoir les moyens. Ca, c’est scandaleux.