La lutte des classes mathématiquement prouvée, alors que l’INSEE s’appliquerait à l’effacer. C’est un directeur de recherches au CNRS qui l’affirme. Démonstration en 5 tableaux.
En 1946, un certain Weber publie un article [1] sur le « dimorphisme chez l’ouvrière africaine Oecophylla ».
Très simplement, cet entomologiste mesure 300 fourmis et les répartit selon leur taille.
Il obtient le graphique suivant :
Fig. 1. Distribution des tailles d’ouvrières mesurées par Weber chez sa nouvelle espèce de fourmi.
La première barre indique que Weber a trouvé huit fourmis de 40 mm, la seconde qu’il a trouvé 41 fourmis de 45 mm, la troisième 52 fourmis de 50 mm, etc. Fastoche.
Cette distribution est dite bimodale, ce qui signifie que deux cloches sont discernables dans l’histogramme.
De cette bimodalité Weber conclut qu’il existe chez sa fourmi deux populations distinctes d’ouvrières, les unes mesurant autour de 50 mm, les autres autour de 80 mm. On ne saurait mieux dire.
La démarche de Weber est standard. Dans toutes les disciplines scientifiques on effectue des mesures et on examine les distributions, toujours selon le même principe : on regarde le nombre de cas, dans l’absolu ou en pourcentage, aux différents niveaux de la variable considérée.
Mais curieusement, s’agissant de la distribution des richesses chez l’humain, c’est rarement cette méthode toute simple que l’on choisit.
Des « extrémistes » prétendent encore qu’il y aurait, en France, deux classes opposées : les « financiers gaspilleurs », ou « les bourgeois taquins », ou « l’oligarchie » comme causait Jaurès, contre « la masse des travailleurs » comme disait Mitterrand (celui des années 70). Cette thèse archaïque se traduirait, statistiquement, par une distribution bimodale de la richesse.
Les penseurs modernes affirment, au contraire, que dans nos « sociétés post-industrielles », dominerait une immense « classe moyenne », aux contours flous, allant de l’ouvrier qualifié au médecin libéral. Ce qui donnerait, graphiquement, une courbe unimodale – avec une seule cloche.
Eh bien, l’Insee donne raison aux modernes.
Voici le tableau que l’Insee met à la disposition du public en répartissant les patrimoines par décile (chaque catégorie représente 1/10 de l’échantillon) :
Nous avons donc vingt chiffres qui résument les données recueillies par l’Insee lors de ses deux dernières enquêtes sur le patrimoine.
Représentons-les graphiquement :
Les distributions sont globalement homogènes, et l’œil ne détecte pas de rupture nette, rien en tout cas qui puisse donner à penser qu’il existe deux classes de patrimoines. Hum…
Remarquez que l’Insee décrit ses données de manière un peu compliquée. Alors que Weber a illustré sa distribution en indiquant simplement le nombre de cas correspondant à chaque taille, ici on a utilisé la technique du « décilage » : les patrimoines ont été groupés en dix paquets contenant chacun 10% de l’ensemble, ordonnés du plus pauvre au plus riche. Et ce qui apparaît dans le tableau, ce sont les moyennes des paquets.
Dommage, car pour connaître la forme (unimodale, bimodale, ou multimodale) de la distribution des patrimoines français, il nous aurait fallu des chiffres bruts. Mais il y a une solution.
On y est presque. Pour comprendre ce qu’a fait l’Insee, infligeons aux tailles de fourmis de Weber le traitement que l’institut a infligé à ses patrimoines, et représentons le résultat à sa manière. Le résultat est ci-dessous :
Surprise, il ne reste rien de la bimodalité, pourtant impressionnante, de la figure 1 ! Si Weber avait procédé comme l’Insee, il n’aurait vu qu’un type de fourmis ouvrières—et serait tout simplement passé à côté de sa découverte !
Mais à partir des données banalisées de la figure 3, ne serait-il pas possible retrouver la trace de la bimodalité perdue ?
Oui, avec un peu d’astuce—avec ce qu’on nommera « le clonage des moyennes » : on crée simplement une série de 100 données en répétant dix fois chaque moyenne de la figure 3. Pour les fourmis, le résultat est ci-dessous :
Bien que la forme en double cloche soit moins nette que dans l’original de la figure 1, il en reste une trace. La moulinette de l’Insee (décilage puis moyennage) n’a pas entièrement détruit la bimodalité présente dans les données sur les fourmis de Weber.
Résumons avant de conclure : les données de Weber, dont on sait qu’elle sont magistralement bimodales (Figure 1), ne le sont plus à la sortie de la moulinette de l’Insee (Figure 3), mais il n’est pas trop difficile de retrouver une trace—atténuée—de la bimodalité perdue (Figure 4).
Et maintenant, appliquons donc la même méthode aux patrimoines. Les distributions brutes de l’Insee, confidentielles, sont bien sûr inaccessibles, mais on peut procéder au clonage des moyennes et représenter les résultats sous la forme d’une distribution basique.
Voici les résultats, et la révélation :
Oh surprise ! Deux faits importants qui nous avaient entièrement échappés dans la présentation de l’Insee sont visibles à présent.
1. D’abord les distributions ont une allure franchement bimodale, avec un substantiel espace vide entre le groupe supérieur et tous les autres ; il y aurait donc bel et bien deux classes de patrimoines dans notre pays.
2. Ensuite, l’écart semble s’être creusé de 1997 à 2003.
On gardera à l’esprit que la figure 5 sous-estime considérablement la valeur des patrimoines les plus élevés : car peut-on croire que la moyenne du dernier décile, soit 775000 €, soit représentative des plus grosses fortunes ?
YG, Directeur de recherches au CNRS.
Mince alors. Christine Lagarde, notre populaire ministre de l’Economie, nous avait pourtant prévenus – alors qu’elle présentait son « paquet fiscal » : « La lutte des classes est une idée essentielle pour les manuels d’histoire. Elle n’est plus d’aucune utilité pour comprendre notre société. » Mais voilà que les chiffres, les chiffres sortis de Bercy, de son propre ministère, disent autre chose.
Que cette lutte des classes se poursuivrait au présent.
Qu’elle serait statistiquement démontrable.
Et qu’on aperçoit bien les vainqueurs, qui se détachent dans le peloton de tête…
Un grand merci à nos amis du journal Fakir. Pour relire la démonstration sur papier à tête reposée, procurez-vous leur numéro 45, daté de mai-juin.
[1] Annals of the Entomological Society of America, Vol. 39, N° 17
je ne comprends pas bien. si le dernier décile a un patrimoine moyen de 770 000 euros en 2003 et qu’il a vraisembalement progressé encore largement depuis, pourquoi n’y a t il que 600000 redevables à l’ISF ?
Un décile, c’est à peu près 3 millions de foyers si je ne m’abuse… ou est le problème
Tres interessants ces chiffres de l’insee, on peut constater que les patrimoines croissent d’autant plus vite qu’ils sont plus gros : 4,4% en 6 ans pour les 10% les plus petits (est ce que les chiffres sont corrigés de l’inflation ?), et 37% pour les 10% les plus gros. On voit aussi que 10% de la population possède un patrimoine supérieur à celui réuni de 80% de la population (les 8 premiers deciles).
Excellent article, j’adore les fourmis ! j’en redemande…