Après le Palazzo Grassi, la Dogana del mare : à Venise, François Pinault tient les deux rives du Grand Canal. Deux flaques de sueur prolétarienne française dans la ville des Doges.
Je rentre de Venise : excusez ce snobisme, mais là-bas, un bon café ou une grande pizza coûte tout de même deux fois moins cher que sur la moindre piste enneigée, et il n’y a pas la queue au télésiège. Ce qui ne veut pas dire que Venise ne soit pas une ville de riches. De part et d’autre du Grand Canal, un de nos milliardaires nationaux, François Pinault, exhibe fièrement l’immense fortune que des milliers de vrais gens lui ont fait gagner en bossant pour lui un peu partout, au Printemps, à La Redoute, chez Gucci, à la FNAC, au Point, chez Christie’s, et j’en passe… Tout ça, c’est à lui.
Bref, le premier luxe que ces “petites gens” ont fabriqué, c’est celui du patron. Au point qu’après avoir acheté la rive gauche, le Palazzo Grassi (l’ancien proprio était le “signor” Agnelli), Monsieur Pinault s’est payé la rive droite, le bâtiment de la Douane de mer, la fameuse Dogana avec, au bout, un monument qui se trouve sur toutes les cartes postales : un globe terrestre porté par des Atlantes. Le tout pour montrer ses joujoux. Par exemple, devant le Palazzo Grassi, posé sur un ponton flottant, un gars émet de temps en temps de la fumée. Fumeux.
Avant de bomber notre torse de franchouillards tout fiers, juste après et juste en face de la fondation Guggenheim (celle dont le mec a coulé avec le Titanic, et qui repose là, entourée de ses cabots chéris et d’une collection artistique), de voir un milliardaire façon camembert étaler sa victoire dans la lutte des classes, il n’est pas mal de faire, comme on dit en art, une rétrospective. François Pinault a bâti sa fortune, dit-on, en spéculant sur le sucre dans les années 1970. C’est ce qui s’appelle : se sucrer.
Puis il a racheté à tire-larigot des boîtes en faillite, pour les revendre avec gros « bénef », façon Tapie, sauf que Tapie, c’est le Diable, et Pinault, c’est un « généreux mécène ». Comme Tapie, il a investi dans le foot (le Stade Rennais). Comme Tapie, il a été soutenu à « donf » perdu par le Crédit Lyonnais, avec des embrouilles qu’on a vite oubliées, à la différence de celles de Tapie : à l’époque du scandale Executive Life, la holding Artemis, propriété « familiale » de Pinault, elle aussi, a eu en Californie des tas de pépins, arrangés par Raffarin, sans que le contribuable sache au juste combien il a raqué d’amendes, toutes choses dont, par étourderie, le pimpant site d’Artemis ne fait pas mention sur Internet.
Une chose est sûre, c’est que les carambouilles du Crédit lyonnais, ruineuses pour les contribuables, ont été juteuses pour certains, qui réussissent à ne pas payer trop d’impôts… Il est assez connu que, par un artifice comptable, le rachat du Point a permis au contribuable Pinault de ne pas payer l’ISF ; on sait qu’il n’a pas payé non plus d’impôt sur le revenu jusqu’en 1997 ; qu’il a jonglé pendant vingt ans comme un virtuose avec les paradis fiscaux (notamment aux Antilles néerlandaises) pour planquer ses sous et peut-être les laver, au moins fiscalement… Et de toute façon, grâce à Sarko, il est désormais à l’abri du bouclier fiscal, ce qui est la moindre des choses pour la troisième fortune de France.
Cela dit, l’actualité de Pinault, c’est, par exemple, le plan social de La Redoute. Torpillée par l’e-commerce, la boîte licencie, et on voit se débattre près de 700 travailleurs bousillés par le « plan social ». D’autres licenciements viendront dans d’autres boites du monsieur, c’est annoncé, putain de crise. Faut bien vivre : quand à cinquante ans on n’a pas fait trente plans sociaux, on a raté sa vie…
Vu tout le fric que ses salariés ont fait gagner à monsieur Pinault et sa famille, on pourrait espérer un peu moins de « plans », et un peu plus de « social ». Mais ce n’est pas la logique de la maison. Laquelle consiste à dépenser sans compter pour des œuvres d’art contemporain dont on peut se demander si elles marqueront l’histoire de l’humanité : « l’art, c’est ce qui dure », la définition vaut ce qu’elle vaut, mais elle est plus rigoureuse que « l’art, c’est ce qui vaut cher ». Par exemple, les machins de Jeff Koons, dont on ne sait même pas s’il est capable de dessiner ses pieds, mais qui, ex-trader à Wall Street, s’est reconverti dans la fabrication de lapins géants et de chiens en fleurs naturelles, quand il ne suspend pas des homards dans le palais de Versailles.
Disons que ça peut amuser un moment, puis on s’en passe facilement. À 15 000 000 euros la grosse pièce (à titre indicatif, le prix Nobel, c’est 900 000 euros environ), ce n’est peut-être pas, artistiquement, à la hauteur du Tintoret, mais ça paie son homme. Lequel avoue cyniquement avoir largué la Bourse pour bricoler des bidules parce que le marché de l’art était le top en matière de spéculation, pourvu qu’on ait un bon marketing. Bref, qui se rassemble s’assemble : pour l’ouverture du Palazzo, c’était un chien en ballons tortillés roses fuchsias, œuvre de Koons, qui montait la garde sur le canal. Vachement vénitien. N’allez pas me dire que la mère à Titi a mauvais goût…
Admettons que je ne pige rien à l’art contemporain : il n’empêche que tout ce fric manque de style. Le mécénat, en principe, c’est une façon de donner, pas un investissement. On me dira : Bergé aussi a stocké de l’art. Au moins, il le revend, pour alimenter sa fondation reconnue d’utilité publique. Pour SOS-racisme, pour le SIDA, pour la fondation Danielle-Mitterrand, il est connu que l’homme a toujours la main à la poche. D’autres subventionnent des hôpitaux, des ONG, des labos, des bourses d’études.
Pinault, lui, fait payer (cher !) l’entrée à son Palazzo, qui est tout de même un peu la propriété de tous les gens qui ont bossé pour Pinault depuis quarante ans. On est dans le cynisme pur, « l’hyper-bling-bling-cosmique », l’exploitation de l’homme par l’homme, appelez-ça comme vous voudrez, de toute façon, des espaces pareils à Venise, c’est un placement béton. Le Figaro, lui, a parlé de « victoire franco-italienne » pour le rachat de la Dogana del mare. On s’est vengé du Mondial ! Bravo à Pinault, condottiere couillu, comme le fameux Colleone, qui a sa statue à Venise ! En temps de crise, cela fait chaud au cœur, et au lieu de creuser du déficit pour que les banques puissent, comme avant, prêter du fric à Pinault et enrichir sa lignée, on ferait mieux de tailler fiscalement dans le gras de tout ce pognon. Ou même (ne rêvons pas…) faire un peu de « saisie sur fortune », au nom de la dette sociale énorme de Pinault envers ses salariés, comme on saisit le frigo des prolos quand ils ne peuvent plus payer le gaz. Quitte à lui offrir un chien-chien en ballons de baudruche gonflés à la Koons : il y en a, sur les marchés, pour les enfants de pauvres, et ils coûtent deux balles.
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Cet article est consternant, empreint d’une jalousie malsaine qui me dépasse. Monsieur Pinault a réussi à construire, et maintenir à un très bon niveau malgré la crise une belle entreprise, qui fait vivre des milliers de personnes. Une entreprise dont les marques font rayonner le savoir faire français dans le monde entier. Son musée devait au départ être construit sur l’île Seguin, en France. Ce n’est qu’après 5 ans de lutte, voyant que tout s’opposait à la réussite de son projet, qu’il a chercher un autre lieu. Grâce à cela sa collection est exposée à l’étranger et permet indirectement un rayonnement de la culture française. A cause de celà, les français qui n’ont pas les moyens de voyager se voient privés de ce morceau de culture (qu’il plaise ou pas, là n’est pas la question).
On retrouve pour conclure dans cet article une mentalité bien française qui veut que ceux qui réussissent l’ont forcément fait au détriment des autres, sinon en les volant.
Si la France comptait plus d’entrepreneurs comme François Pinault, elle n’en serait peut être pas là, et les français seraient peut-être en voie de se réconcilier avec l’argent.
Un lecteur occasionnel.