Lors des élections locales du 3 novembre, les Américains ont sanctionné leurs élites. Avec en toile de fond un inquiétant mouvement protestataire ultra-conservateur.
Il est un peu trop facile de dire, comme l’on fait la plupart des medias européens, que les élections locales aux Etats-Unis du 3 novembre dernier constituent une sévère défaite pour Barack Obama. Certes, le président a lui-même tenu un meeting en faveur du candidat démocrate au poste de gouverneur de Virginie. Traditionnellement républicain, cet Etat important a vu la victoire d’Obama lors de la présidentielle de 2008 mais de justesse, avec 2 % de plus que John McCain.
Il faut l’avouer, le candidat démocrate, un certain Creigh Deeds, était un médiocre inconnu dont le seul fait d’armes digne de ce nom inscrit à son CV est une expertise dans la castration des porcs. Dénué du moindre charme, il affiche à la télé des airs de vendeur d’assurances nerveux et se révèle incapable d’expliquer son programme politique, si tant est qu’il en a un. Sans surprise, sa campagne a été laborieuse. Par contre, le vainqueur républicain, Bob McDonnell, est d’un tout autre acabit. Télégénique, s’exprimant clairement, il est certes conservateur mais a mené une campagne efficae aux accents centristes.
Aux Etats-Unis, un fameux proverbe dit que dans une élection « toute politique est locale ». McDonnell a exprimé son opposition farouche à un projet de loi d’Obama sur le réchauffement climatique qui menace les mines de charbon dont dépendent de nombreux électeurs de Virginie. L’administration démocrate sortante (de l’Etat) était peu populaire et la victoire des républicains, prévisible. C’est la raison pour laquelle Obama n’a apporté qu’un soutien tiédasse au candidat démocrate.
La situation était toute autre dans le New Jersey, un Etat traditionnellement démocrate. Le gouverneur sortant, le démocrate Jon Corzine, avait promis de réduire la taxe d’habitation qui écrase les budgets des électeurs : l’impôt foncier y est le plus élevé des 50 Etats américains. Mais dans les faits, Corzine n’a rien fait pour alléger ce fardeau fiscal. Et toute politique étant locale, il partait sérieusement plombé.
Barack Obama et son vice président Joe Biden ont pourtant visité le New Jersey à maintes reprises pendant la campagne. Mais rien n’a pu sauver le soldat Corzine, pour une autre raison. Corzine est un ancien PDG de Goldman Sachs qui en a fait un multi-millionnaire. Las ! En juillet dernier, sa campagne électorale a commencé à battre de l’aile dès lors que les révélations sur la première banque de Wall Street sont sorties. Et quelles révélations ! Dans un contexte de crise où la banque a bénéficié de milliards de dollars d’aides financées par le contribuable dans le cadre du plan de sauvetage du secteur financier de 11,4 milliards de dollars lancé en 2008, elle a annoncé qu’elle doublait les bonus versés à ses cadres !
Cette mauvaise presse a provoqué un rebond de colère populaire des classes moyennes et ouvrières qui a empoisonné la campagne de Corzine. A tel point qu’il a perdu contre Chris Christie, un républicain médiocre et grassouillet qui peine à aligner deux mots d’affilée mais qui l’a emporté avec 6% de voix en plus.
Les électeurs se sont aussi lassés du matraquage de spots publicitaires attaquant son rival républicain pour lesquels le gouverneur Corzine a dépensé une partie de son immense fortune personnelle. In fine, cette campagne à la télévision s’est retournée contre son commanditaire car elle a pointé l’origine de la fortune de Corzine.
On a assisté à une réaction semblable de la part des téléspectateurs de l’autre coté de la rivière Hudson, à New York City. Le maire républicain milliardaire et magnat des médias, Mike Bloomberg, a dépensé plus de 100 millions de dollars pour assurer sa réélection. Selon les calculs de la chaîne NBC, il a en moyenne déboursé 185 dollars pour chaque vote en sa faveur. Du jamais vu, même aux States ! Mais Bloomberg, qui était donné gagnant avec 12 à 18 points dans les sondages, ne l’a finalement emporté qu’avec une maigre avance de 5% des voix. Et le taux d’abstention a battu tous les records. Une abstention-sanction en quelque sorte…
Voilà une des grandes leçons du scrutin de novembre 2009 : les électeurs ont puni les élites. Démocrates comme républicaines. Dans une crise économique toujours aiguë où, en dépit de la hausse de Wall Street, le taux de chômage ne cesse d’augmenter et où les classes moyennes et ouvrières sont étranglées par la baisse de leur pouvoir d’achat, ceux qui sont au pouvoir vont payer cher.
C’est d’ailleurs ce qui fait trembler les stratèges du parti démocrate déjà en train de se pencher sur les élections législatives de novembre 2010. L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit de renouveler toute la Chambre des représentants, un tiers du Sénat et plus d’une vingtaine de gouverneurs.
Quand le nom d’Obama ne figure pas sur le bulletin de vote, ses soutiens s’évaporent. Et les rangs des déçus de l’Obamamania ne cessent de gonfler. « Yes We Can » est devenu « No We Can’t » ! En dépit du fait que leur parti est au pouvoir à la Maison Blanche et contrôle les deux chambres du Congrès par des majorités importantes, l’échec des démocrates, qui n’ont pas su réaliser leur promesse d’un « grand changement », fait que seule la fronde populaire menée à droite inspire la passion.
Cette fronde est animée par deux mouvements étroitement imbriqués : les « tea parties » et le 9-12 Projet. Les « tea parties » tirent leur nom du Boston Tea Party de 1773, une protestation au début de la révolution américaine contre la taxe sur le thé imposée par le Roi George III d’Angleterre sur ses colonies de l’autre coté de l’Atlantique. Une bande de colons révolutionnaires était alors montée à bord de trois navires britanniques et en avait jeté les cargaisons de thé dans les eaux du port de Boston. Cet épisode est connu de tous les écoliers américains.
Le mouvement des « tea parties » d’aujourd’hui qui est censé être une explosion spontanée de la colère populaire contre les élites et en faveur d’un gouvernement de taille réduite est en réalité très bien organisé. A sa tête, on retrouve un comité politique, le Freedom Works. Son président est l’ancien leader des républicains à la Chambre des représentants, Dick Armey, un conservateur pur et dur du Texas, dont le financement vient du patronat et des fondations de la droite fortunée. Son porte-voix n’est autre que la chaîne d’informations Fox News de Rupert Murdoch.
Et son âme-sœur, le Projet 9/12 (pour les « 9 valeurs et 12 principes » de sa plate-forme). Celui-ci est animé par le démagogue raciste Glenn Beck, un commentateur de Fox News dont l’émission est la plus populaire de la chaîne, qui présente également une émission radio grand public et possède son propre magazine. Lors d’une de ses émissions, Beck a récemment déclaré qu’Obama « a une haine profonde de tous les blancs ».
Un excellent article publié le 22 octobre dans la prestigieuse New York Review of Books par Michael Tomasky, correspondant U.S. du quotidien britannique The Guardian, dresse un portrait limpide de ces deux mouvements jumeaux difficilement compréhensibles pour ceux qui n’ont pas suivi leurs agissements depuis le début de l’été. Tomasky a raison de dire que ces mouvements – qui en fait ne font désormais qu’un – seront « avec nous pour longtemps » car « ce mouvement de protestation conservateur bénéficie de trois puissants soutiens : une somme d’argent illimitée venant des grandes sociétés ; l’appareil idéologique de la presse, la radio et de la télévision câblée ; et des élus enthousiastes à l’idée d’embrasser cette cause publiquement et dont les voix au Congrès en faveur des positions du mouvement sont sûres et fiables. »
Si on creuse un peu plus profondément les origines idéologiques du mouvement, on tombe sur bien plus inquiétant. Une magnifique enquête d’Alexander Zaitchick parue dans le magazine Salon a établi que son vrai gourou est feu W. Cleon Skousen, un ancien agent du FBI converti en théoricien anti-communiste extrême aux accents antisémites qui agite à coups de propos fascisants des complots globaux des « riches dynasties », les « Rockefeller et les Rothschild ». Grâce à Glenn Beck et le mouvement 9/12, le livre de Skousen, « The 5 000 Year Leap » (Le saut de 5 000 ans) est arrivé numéro un des ventes sur Amazon au printemps et s’est maintenu à cette place tout l’été.
Ce dangereux mouvement populiste qui représente « un quart de l’électorat » comme l’a justement écrit Tomasky trouve que beaucoup d’élus républicains ne sont pas assez conservateurs. C’est dire… Il vient de montrer ses muscles lors d’élections organisées cette année dans la 23è circonscription pour le Congrès de l’Etat de New York. Un vaste territoire rural proche de la frontière avec le Canada où les adeptes des « tea parties » et les 9/12 ont forcé un candidat républicain qu’ils jugeaient « trop à gauche » à se retirer et laisser le terrain à un candidat du petit Parti conservateur (une formation locale de l’Etat de New York).
Le mouvement a lancé une campagne financée par le riche « Club for Growth » (le Club pour la croissance dont l’argent vient du patronat et qui prône le libéralisme sauvage), et a été aidé par Sarah Palin ainsi que d’autres gros bonnets de la droite républicaine dure. Très médiatisé au niveau national sur toutes les chaînes de télévision, ce combat a donné à ce mouvement l’impression d’avoir le vent en poupe. Peu importe pour eux si ce conflit interne entre républicains a eu pour résultat l’élection d’un démocrate dans une circonscription détenue par les républicains depuis 100 ans, ils ont crié "victoire !"
Et maintenant, Freedom Works et le 9/12 veulent la peau d’autres élus qu’ils jugent insuffisamment à droite, et menacent au moins une douzaine de républicains « conservateurs modérés » qui affronteront des primaires l’année prochaine. La nouvelle tête d’affiche de ce mouvement est le floridien Mark Rubio qui se présentera en 2010 dans une primaire contre le gouverneur républicain de Floride, Charles Crist, pour un siège au Sénat. Rubio a même été sacré avec sa photo à la une de l’hebdo National Review (la bible des conservateurs traditionnels de la droite classique). Une importante bénédiction.
Ce mouvement a eu pour effet de canaliser la colère populaire contre les élites et de la transformer en voix pour les républicains. Dans le National Journal du 7 novembre un article intitulé « Les démocrates doivent se soucier de la lugubre dérobade des blancs », le politologue (centriste) Ron Brownstein souligne l’ampleur de l’abandon des électeurs démocrates et indépendants le 3 novembre. Les républicains sont devenus plus forts chez les différents groupes démographiques de blancs où ils se portaient déjà bien. Deeds en Virginie et Corzine dans le New Jersey ont récolté moins de 3 voix sur 10 parmi les blancs sans bagage universitaire et seulement un tiers des votes chez les seniors blancs.
Mais les républicains ont aussi accru leur score chez les blancs qui leur avaient résisté. Jusqu’ici. Ainsi, Corzine et Deeds ont largement perdu chez les blancs de moins de 30 ans qui représentent une composante clé de la base électorale d’Obama. Les deux démocrates ont également récolté moins que 30% des voix des blancs "indépendants" et moins de 40% des votes des blancs avec un diplôme universitaire.
« Tous ces résultats sont semblables à ceux des sondages nationaux qui montraient que les blancs évoluaient vers un scepticisme à la Ross Perot envers Washington tandis que les minorités raciales se sentent de plus en plus à l’aise avec un rôle élargi du gouvernement fédéral. Cette divergence constitue une sinistre menace de déstabilisation » écrit Brownstein. Bien vu !
Que se passera-t-il si ce nouveau mouvement populiste de droite, qui a pu convaincre plus de 25% des démocrates situés en bas de l’échelle économique et sociale à voter républicain dans le New Jersey et en Virginie la semaine dernière récidive et alimente la révolte anti-élite en 2010 ? N’oublions pas que l’Amérique reste un pays très conservateur. Le 29 octobre, un sondage Gallup (le plus vieux institut de sondage américain, et assez fiable) l’a confirmé : 40% des électeurs se disent « conservateur, » contre 36% « modérés » (comprendre de centre-droite) et seulement 20% « progressistes. » Et comme le dit si bien le vieux proverbe russe, « Un optimiste n’est qu’un pessimiste qui n’a pas encore entendu la mauvaise nouvelle »…
Après la fronde de cet été, en fin un article qui reconnaît la réalité !
Toutefois, il paraît clair que la situation économique est responsable de cette protestation massive contre les démocrates mais aussi les républicains. La popularité du Congrès est sous les 15% et les gens se sentent trahis par leurs représentants (renflouements, réforme de la santé, taxe carbone,etc.).
Je ne crois pas que cette situation soit imputable aux groupes de citoyens conservateurs voire extrémistes, qui sont plus une expression de cette colère générale que leur moteur. D’ailleurs, si vous les avez cotoyés, vous savez qu’ils sont incapables d’organiser un mouvement de protestation massif allant au delà de la minorité qu’il représentent.
Dans Obamania, il y a mania, qui désigne une attitude irrationnelle et obsessive pour quelque chose. L’état culturel de la population(pas qu’aux Etats-Unis, je précise) est inquiétant et la contre-réaction peut être violente…A moins que l’on réponde à cette colère par un projet, comme l’a fait Roosevelt et son New Deal.