Skander Vogt avait mis le feu à son matelas dans sa cellule. Les gardiens de sa prison suisse ont attendu plus de 90 mn avant de le secourir. Des enregistrements révèlent un total mépris pour le prisonnier, même après sa mort.
Le 10 mars dernier au soir, Skander Vogt pousse un coup de colère. Il en poussait beaucoup. Cette fois, il exige qu’on lui rende son poste de radio qu’un gardien lui a confisqué. Il appelle les autres détenus et leur annonce « Ça va cramer ce soir ! ». À une heure du matin, il met le feu à son matelas.
Un moment plus tard, un autre détenu entend Skander crier : « J’ai foutu le feu à ma cellule, j’ai interphoné et ils refusent de venir », en parlant des gardiens. Un autre prisonnier du pénitencier de la Plaine de l’Orbe, dans le canton de Vaud, en Suisse, témoigne : « La nuit où Skander Vogt est décédé, je l’avais entendu crier par la fenêtre qu’il y avait le feu dans sa cellule. Je l’ai aussi entendu dire : “Vous ne me sortez pas de la cellule ?“ ».
Informations confirmées par une doctoresse et une infirmière du SMUR (service mobile d’urgence et de réanimation) alertées à 2 heures 11. « Je me souviens que le détenu était couché dans sa cellule, sur le dos, la tête côté fenêtre. J’ai essayé de l’appeler mais il n’y avait aucune réponse. Je l’entendais respirer très fort avec des râles. Je ne pouvais pas m’approcher de lui pour l’examiner car la porte en grille était fermée », révèle le docteur O. L.-M..
Le décès de Skander Vogt est constaté à 3 heures. Le matin, le directeur de la prison téléphone à sa sœur aînée, sa seule famille, pour lui annoncer que son frère… s’est suicidé.
Né d’une mère tunisienne et d’un père suisse, orphelin très tôt, Skander Vogt n’est pas un prisonnier comme un autre. Arrêté en novembre 1999, à l’âge de 19 ans, pour une multitude de petits délits (vols, injures, menaces, détention de stupéfiant), il n’est jamais ressorti. Utilisant l’article 43 du Code pénal suisse, l’administration pénitentiaire ne le libérait pas, considérant qu’il pouvait « compromettre gravement la sécurité publique ». Catalogué comme très dangereux, Skander ne pouvait quitter sa cellule que pieds et poings liés.
Ce grand garçon amoureux de rap, qui rêvait de sortir un disque, et que les visiteurs de prison décrivent comme « sensible », « intelligent », « drôle », devient aux yeux des autorités suisses un sosie d’Hannibal, le psychopathe mangeur de chair humaine du « Silence des agneaux ».
« Il y a deux ans, il souffrait atrocement d’une rage de dents et l’on refusait de lui envoyer un dentiste. Skander a réussi à monter sur le toit de la prison pour protester. Pour l’administration, c’était une preuve supplémentaire de sa dangerosité », raconte Nicolas Mattenberger, son avocat suisse, qui a déposé une plainte pénale pour « homicide par négligence ».
Les 55 enregistrements téléphoniques durant la nuit du drame, le 11 mars dernier, entre la prison de la Plaine de l’Orbe, la police du canton de Vaud et les secours, que « Bakchich » a pu se procurer, attestent du profond mépris dans lequel Skander Vogt était tenu.
– Ça fait 50 minutes qu’il est dans la fumée. Il y a une épaisse couche.
– C’est Skander Vogt, tu connais ?
– Oui, c’est celui qui était sur le toit ?
– Oui, non de dieu de merde
– Il peut crever
– Ça lui fait du bien
Et ce n’est pas le seul dérapage de la nuit. Inlassablement, les gardiens répètent qu’il s’agit d’un « individu dangereux », d’un « forcené », pour preuve, il est monté sur le toit de la prison ! « C’est une crevure » dit l’un, l’autre répond aussitôt, « Oui, c’est une crevure ».
– Il est dans quel état ?, demande le policier
– Il est inconscient, c’est une bonne chose, plaisante le gardien
– Il est inconscient ? Oh, merde ! rigole le flic.
– On ne rit pas, répond, hilare le gardien
– Il fout la merde.
Les gardiens, au nombre de trois pendant la nuit, considèrent qu’ils ne sont pas assez nombreux pour entrer dans la cellule de Skander Vogt et le secourir. Ils réclament l’arrivée de l’élite de la police vaudoise, le DARD, pour Détachement action rapide et dissuasion. Les forces de l’ordre leur font tout de même remarquer qu’ils ont attendu 50 minutes avant de les prévenir, et qu’il faudra encore 50 minutes au DARD, depuis Lausanne, pour rejoindre les établissements pénitenciers de la Plaine de l’Orbe. Une heure quarante, c’est beaucoup pour un homme intoxiqué au monoxyde de carbone et au cyanure d’hydrogène, dégagé par le matelas en feu.
Avant l’arrivée du DARD, le médecin et l’infirmière du SMUR et un ambulancier réussissent à convaincre le personnel du pénitencier d’ouvrir la porte car le détenu ne respire plus. « Finalement, à 2 heures 43, des surveillants ont sorti Skander Vogt. Nous avons immédiatement mis en marche une réanimation. Lorsque nous avons pris en charge le patient, il était en arrêt respiratoire », raconte encore le médecin du SMUR. Il est déjà trop tard.
La haine des gardiens pour ce garçon de 30 ans, qui a passé plus du tiers de sa vie derrière les barreaux, ne s’éteint pas avec sa mort. « J’ai un décès aux EPO (Etablissements de la Plaine de l’Orbe) (…) C’est une crapule dangereuse, le dénommé Vogt Skander. Il est très dangereux, risque d’évasion. C’était celui qui avait été sur le toit. C’est ce gaillard-là ».
Un autre intervenant le désigne même comme « ce couillon qui était sur le toit ». Un peu plus tard, on évoque « le beau Skander des EPO, qui faisait le con sur le toit il y a deux ans », avant d’ajouter « C’est pas une grande perte ». D’ailleurs, le corps est laissé dans le couloir, juste recouvert d’une couverture.
Les fonctionnaires comprennent rapidement qu’ils vont devoir ouvrir les parapluies. « C’est assez particulier. Il y a quand même un long délai d’intervention », reconnaît l’un d’eux. À cela s’ajoute la ventilation. Quand il s’est agi d’évacuer la fumée, on s’est aperçu qu’elle était en panne…
Dans Le Matin Dimanche du 25 avril, l’hebdomadaire dominical de la Suisse francophone, Jacques Antenen, le commandant de la police cantonale vaudoise, ne s’excuse qu’à moitié. Il reconnaît que les bandes sonores des conversations « ne sont évidemment pas à notre gloire. Les propos tenus sont regrettables et inadmissibles ». Toutefois, il ajoute : « Mais (ils) n’ont pas eu d’influence sur la rapidité de la prise en charge de la police », rejetant indirectement la responsabilité sur l’administration pénitentiaire.
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