Daniel Bensaïd, philosophe fondateur avec Alain Krivine de la LCR et théoricien du NPA, est mort mardi 12 janvier. Il était un des moteurs de la gauche de la gauche. Un hommage militant aura lieu dimanche 24 janvier à partir de 14h, au théâtre de la Mutualité à Paris.
Lundi 11 janvier, au hasard d’un bar parisien, j’ai croisé Gérard Filoche, cet inspecteur du travail socialiste, qu’on aime bien à Bakchich. Après de brefs échanges sur les élections régionales, l’ancien militant de la LCR a parlé de l’Amérique latine. « La sillonner est un vieux rêve », disait-il. « L’occasion d’aller là-bas ne s’est encore jamais présentée, et quand dans les années 70, la LCR envoyait quelqu’un pour y étudier l’état des luttes, c’était toujours l’ami Bensaïd qui partait » !
– Daniel Bensaïd, as-tu des nouvelles ? L’ai-je interrogé.
– Non, je sais seulement qu’il est très malade.
A la rédaction le lendemain, dans le brouhaha qui précède souvent l’heure du déjeuner, un gars du journal a chuchoté : « Je crois que Daniel Bensaïd est mort ». C’est le genre de mauvaise blague qui peut mal finir. J’ai donc demandé à Renaud de répéter. « J’ai dit : Daniel Bensaïd est mort ». Putain de mardi. Bensaïd était un prince de la pensée. Et un bagarreur sacré. Pour lui, ne rien faire eut été la honte. Avant tout parce qu’on n’est pas engagé par posture intellectuelle mais « corporellement engagé, avant d’avoir trouvé les raisons de nos passions ». Ses passions, Daniel Bensaïd les a comprises jeune, dans le bistrot familial toulousain, à force d’écoute et d’observation. « Un comptoir de café, c’est le divan du pauvre », avait-il confié au micro de Là-bas si j’y suis (France Inter) en 2004.
Bensaïd, sa vie est un éternel combat, de celui pour connaître la vérité sur les morts à Charonne en 1962 – en pleine guerre pour l’indépendance de l’Algérie, des policiers réprimaient dans le sang une manifestation anti-OAS (Organisation armée secrète) – à son soutien au Nouveau Parti Anticapitaliste d’Olivier Besancenot en 2009. En passant par les luttes avec l’Espagne en résistance contre Franco, la création des Jeunesses communistes révolutionnaires (66), Mai 68, la création de la Ligue communiste révolutionnaire avec Krivine (73), les grandes manifs de 95, l’Europe, les services publics…
Chaque événement historique important, chaque marque que le capitalisme apposait sur la marche du monde, était pour le philosophe, enseignant à l’université de Paris VIII, le sujet d’un texte ou d’un livre. Le dernier, Prenons parti, écrit à quatre mains avec Olivier Besancenot, est une réflexion sur ce que pourrait être le socialisme du XXIe siècle. Alors, inévitablement, pour ceux qui ont la fâcheuse habitude de ne pas se laisser faire, Daniel Bensaïd était un moteur.
A l’université où je m’inscrivais au début des années 2000, il était, sûrement sans le savoir, un repère essentiel pour les étudiants qui voulaient penser leur révolte, contre le score de Le Pen au premier tour des présidentielles en 2002, les réformes des retraites en 2003, le Traité européen en 2005, le CPE en 2006… Souvent, dans les AG, ses livres circulaient. Une amie de l’époque m’en avait prêté un, que je mis des nuits à comprendre vraiment. « C’est du Bensaïd, il faut s’accrocher ». On s’encourageait, on lisait. Et on l’écoutait sur France Inter. En 2004, on a eu les moules qu’il nous lâche, « Bensa ». Il était malade, et son livre sur les raisons de l’engagement, Une lente impatience, s’apparentait à un signe d’adieu. Mais c’était reparti…
Et maintenant ? La gauche vient de perdre un grand penseur, également acteur de la vie politique, qui aimait rappeler qu’on peut « agir sur la partie non fatale du devenir ». Il y a des vides dont la nature a horreur.
Voir Alain Krivine et Daniel Bensaïd dans une vidéo de l’INA : en 1969, il parle des fausses promesses des candidats à l’élection présidentielle :