Dans l’inconscient médiatique, être à la fois chrétien et arabe relève de l’impossible.
Il y a parfois des expressions qui font bondir l’auditeur ou le téléspectateur. On a beau être habitué à ces raccourcis, à ces biais idéologiques, c’est toujours la même irritation pour ne pas dire la même colère face à tant de stupidité, d’ignorance ou de mauvaise foi. Cela a nourri nombre de chroniques à l’image de celle consacrée aux personnalités d’origine maghrébine que l’on a en France la fâcheuse tendance d’appeler uniquement par leurs prénoms. Chronique à l’origine d’un courrier régulier, riche en témoignage, à tel point qu’il sera peut-être bon d’en reparler bientôt.
Revenons à notre sujet initial. Que n’avons-nous pas entendu lors de la visite du pape Benoît XVI en Jordanie et en Israël. Première bêtise repérée ici et là, répétées en boucle : « En Orient, les chrétiens n’ont parfois pas d’autre choix que d’émigrer en raison de la pression des Arabes. » Voilà qui est intéressant… Certes, l’exode des chrétiens d’Orient, notamment à destination des Etats-Unis, est un phénomène réel mais ses raisons sont bien plus diverses qu’on ne le croit. Mais avant de les aborder, attardons-nous un peu sur la phrase citée. Que nous dit-elle ? Que nous révèle-t-elle de l’inconscient de nombre de commentateurs français, peu différents en cela de leurs homologues européens ?
Il y a deux conclusions implicites : Les chrétiens d’Orient seraient différents des Arabes et les Arabes seraient tous des musulmans. Voilà qui démontre l’existence d’une hiérarchie qualitative dans la perception médiatique vis-à-vis du Moyen-Orient. Admettre que les chrétiens de cette région sont avant tout des Arabes, qu’ils parlent arabes, qu’ils prient en arabe, et que, dans leurs églises, quel que soit leur rite, ils prononcent le nom d’ « Allah » qui veut dire Dieu, tout cela est mentalement inenvisageable pour toute une kyrielle d’observateurs, de journalistes ou de politologues en tous genres.
Prenons une autre variante, dûment notée noir sur blanc sur carnet, après avoir entendu le correspondant permanent d’une radio publique pourtant habituellement plus rigoureuse mais qui a tout de même eu le mérite de parler des chrétiens de Gaza : « les chrétiens sont coincés entre les Israéliens et les Palestiniens », a dit l’intéressé. Là aussi, les Palestiniens ne seraient donc que musulmans tandis que seraient oubliés les Arabes israéliens dont la majorité est musulmane mais dont certains sont aussi chrétiens. On pourra se défendre en soupirant que tout cela est bien compliqué et que cela explique ce type d’approximation. A voir. Le problème, c’est qu’il y a toujours un inconscient qui s’exprime derrière tout cela. Comment, en effet, dresser un portrait manichéen de la situation au Proche-Orient, si l’on s’amuse à en évoquer toutes les nuances.
Nier l’arabité des chrétiens d’Orient, la passer sous silence ou la relativiser par rapport à leur appartenance religieuse, relève néanmoins de la volonté d’exclure les Arabes du champ de l’universel. C’est les cantonner dans le rôle de l’autre, « des méchants ». Pour être honnête, il est vrai que les chrétiens d’Orient doivent faire face à un islamisme parfois agressif, envahissant, qui remet en cause leur pratique religieuse. Mais, dans le même temps, que l’on soit au Liban, en Syrie, en Israël ou même en Irak, les Arabes chrétiens partagent aussi la même situation, notamment économique sans compter la privation de libertés politiques, que leurs frères musulmans et c’est cela aussi qui les pousse à émigrer vers des cieux plus cléments.
Il est évident qu’un chrétien palestinien aura moins de mal à décrocher un visa d’émigration que son voisin musulman. Cela ne veut pas dire pour autant que l’on peut assimiler sa communauté à une poche occidentale emprisonnée dans une sphère musulmane. Les chrétiens d’Orient sont dans leur grande majorité des arabes et cela semble irréel que d’avoir à l’expliquer et à le rappeler. Ils sont Arabes, ils participent à la vie culturelle et politique arabe. Ils ont d’illustres devanciers et expriment pour leur grande majorité les mêmes critiques acerbes pour ne pas dire virulentes à destination d’un Occident qui a parfois tendance à les prendre de haut ou à les traiter en victimes qu’ils ne sont pas. En un mot, les Chrétiens d’Orient ne sont pas des pieds-noirs ou des colons.
Extrait d’un livre que l’on ne cessera jamais de recommander, celui de Marie Seurat née dans une famille d’origine arménienne d’Alep et qui évoque une discussion avec sa fille âgée de dix ans : « ‘Et les croisés ? me demande Laetitia. Ils sont venus ici [en Syrie] ? – Bien sûr, ils sont venus, hélas ! – Et comment ils étaient ? – En un mot comme en cent, des cannibales !’ Surprise par ma violence à l’égard des héros de la chrétienté conquérante, dont on lui a tant parlé à l’école, la petite se tait. Je lui explique que les croisés ont tout ruiné ici [en Orient] en rendant difficile, sinon impossible, notre cohabitation avec les musulmans. Leur épopée vaine a semé la haine ; nous ne sommes pas encore remis de leurs beaux coups d’épée. Et je ne suis pas loin de croire que notre départ de Syrie, le sort fait aux chrétiens sont une lointaine retombée de leur folie » [1]
On pourrait citer d’autres confusions notamment celle qui consiste à parler de l’Iran comme d’un pays arabe, surtout lorsqu’il s’agit de le diaboliser. De même, parle-t-on rarement des minorités arabes dans les pays qui ne le sont pas. Il y a des arabes de nationalité iranienne tout comme il y a des arabes de nationalité turque, mais c’est une réalité trop compliquée et elle n’intéresse personne…
Mais il y a mieux, même s’il faut beaucoup de prudence avant d’aborder la question. Il y a aussi des juifs arabes. Des hommes et des femmes qui parlaient arabe, qui écrivaient en arabe, dont les rabbins s’exprimaient en arabe, et dont plus personne ne parle aujourd’hui, eux-mêmes se forçant au silence et à un exil intérieur. Ils sont membres de communautés originaires notamment d’Irak mais aussi d’autres pays du Moyen-Orient ou du Maghreb, que l’on a totalement gommée de l’imaginaire globalisé. Un juif qui parle arabe, qui est empreint d’arabité, cela ne peut être mentionné au JT de vingt heures. Et pourtant, cela a existé. Et, dieu merci, cela existe encore.
A lire ou relire sur Bakchich.info
[1] Salons, coton, révolutions, Seuil, 1995.
Très intéressant, étant moi-même français d’origine syrienne et chrétien melkite cela me touche particulièrement. Il y a 12 à 13 millions de chrétiens arabes de l’Egypte à l’Irak.ils n’ont jamais été plus nombreux depuis la conquête islamique mais ils pèsent de moins en moins en termes de pourcentage/population totale.
Je voulais aussi insister sur des points que vous ne mentionnez pas :
1. Nombre d’Arabes, en particulier les Maghrébins (qui ne côtoient pas directement une chrétienté arabe dans leurs pays) ignorent que les chrétiens du Proche-Orient sont bien arabes. Réelle ignorance ou gène ? Les deux ? (cela en perturbe plus d’un de penser qu’arabe ne rime pas forcément avec musulman, je vous assure !) ; il n’empêche que nous sommes souvent confrontés à des réflexions aussi étonnantes que "mais les chrétiens en Egypte, ils ont été convertis par les Anglais non ? Et les chrétiens du Liban par les Français ?" (dixit un ingénieur franco-tunisien) ou encore "ah bon il y a des chrétiens en Syrie ?? Ils viennent d’où ? Ce sont des convertis ?" et j’en passe… les Français sont parfois plus au courant de l’existence de chrétiens autochtones au Proche-Orient que certains Maghrébins.
2. Au sein du monde arabe, des extrémistes musulmans au Proche-Orient tiennent des propose haineux qui présentent les chrétiens arabes comme des agents de l’occident, liés à l’histoire des croisades, des ennemis de l’intérieur en somme, collabos de l’envahisseur occidental. On le voit, l’ignorance voire la malveillance concernant les chrétiens est aussi du côté arabe.
3. Pour ajouter à la complexité du problème, certains chrétiens alimentent aussi cette opposition arabe/chrétienté. Il est à souligner qu’en réaction du statut de dhimmi subi pendant des siècles et à leur émancipation à partir des tanzimat ottomans à la fin du 19e, beaucoup de chrétiens ont nié ou nient leur arabité depuis le début du 20e siècle : cela est vrai en particulier au Liban chez certains Maronites depuis l’indépendance mais aussi aujourd’hui de plus en plus chez les Coptes en Egypte et dans les diasporas chrétiennes diverses en Occident. Cela est grandement dû à la montée de l’extrèmisme musulman qui ne fait pas de place à la chrétienté dans son discours et projet politiques (contrairement au nationalisme arabe, dans lequel les chrétiens ont joué un rôle de premier plan). Enfin, certains chrétiens ne veulent pas/plus être assimilés aux "Arabes" (musulmans) vus comme extrémistes et arriérés par certains en Europe ou aux USA.
On le voit cette question est loin d’être si évidente à traiter, en revanche ce qui est sûr, c’est qu’occidentalisés ou pas, les chrétiens arabes sont bien partie intégrante du paysage culturel du Proche-Orient, ils ont participé grandement à la "Nahda" au XIXe siècle, leur contribution à la littérature et à la presse arabe est immense encore aujourd’hui.
PS : Marie Seurat que vous citez est de la famille des Maamarbachi, c’est une famille de la haute-bourgeoisie chrétienne d’Alep, originaire à la base d’Antioche, elle n’est absolument pas arménienne mais bien arabe/arabophone pour le coup !
Excellent Akram, à rappeler sans cesse.
évidemment les Occidentaux imposent leurs définitions, en fonctions de leurs intérêts. ils ont donc ,et on peut en comprendre les raisons, intéret à opposer Juif à Arabe, ce qui est faux ,dans l’absolu et dans le relatif.l’arabité est un cadre culturel à prétention universel.
ceci dit tt ce complique , car les juifs arabes, disons les arabisés de l’islam , ceux qui ont mille générations dans l’orient, ont intéret aussi à cette distinction. Création d’Israel oblige.
le plus rigolo en France , c’est qu’un juif du maghreb passe pour un occidental alors qu’un arabe meme né sur le sol européen passera tjrs pour un arabe( ds le sens pejoratif de l’imaginaire colonial)
bonjour,
merci de ce trés bel article explicite et fort éducatif.Un bémol : pourquoi en voulant démontrer une chose, celle qu’on peut être arabe et chrétien, s’appuyer dans la démonstration sur une forme d’opposition d’identité en écrivant que ceux-ci - les arabes chrétiens - ne sont en rien des Pieds Noirs ou des colons (car effectivement on peut être l’un sans être obligatoirement l’autre malgré ce que l’on a coutume de lire) ? Le Pieds-Noirs de la 5° génération que je suis s’en offusque un peu. Pourquoi ? Parce qu’après 179 ans d’algérianité, je me sens (et suis d’ailleurs reconnu comme tel par beaucoup d’Algériens de nationalité)parfaitement algérien, élément du puzzle identitaire de l’Algérie, et ce n’est que le temps qui vint à manquer avec les ruptures et les déchirures que l’on connait (que nous sommes nombreux à raccommoder de part et d’autre de la grande blue)pour être plus algérien encore. Au bout de 179 ans il en serait ainsi pour tout exilé dans n’importe quel pays du monde pour finir par "être" du pays de l’exil devenu pays du ré-ancrage de racines. Donc cette forme d’opposition dans la riche démonstration de l’auteur de cet article me contrarie un peu bien que je n’en prenne pas ombrage puisqu’il m’offre ainsi l’opportunité de faire valoir un point de vue que je sais être partagé par beaucoup. Fraternellement Eric le bônois