Les chroniques nocturnes d’un chauffeur de taxi parisien. Triste spectacle.
Excusez-moi monsieur, mais je suis vraiment obligé de rouler lentement dans cette rue. C’est à cause des bars, et il faut être très prudent. Moi je n’habiterai jamais dans ce quartier. C’est de plus en plus insupportable, même en semaine. Les jeunes, c’est normal, ils aiment sortir le soir et boire un verre entre amis mais pour les riverains, c’est trop dur. Tout ça, c’est à cause de cette la loi contre la cigarette : ça fait du monde dehors et tout plein de mégots sur le trottoir. Impossible d’échapper au vacarme. Et ça peut durer jusqu’à trois heures du matin !
Tenez, regardez, vous voyez ce que je vous disais. Ils sont là, ils rient, ils bavardent, rien de vraiment méchant mais vous imaginez ce qui passe dans la tête du travailleur qui doit se lever demain à six heures du matin ? La dernière fois, je passais dans le quartier avec un client. On roulait vraiment au pas. Il y a eu une fenêtre qui s’est ouverte et un mec s’est mis à hurler « vos g… », sauf votre respect. Il y a eu des rires et il y a même quelqu’un qui lui a répondu qu’il ferait mieux d’aller habiter dans le seizième arrondissement ! Moi, je le comprends ce gars. Il devrait y avoir des lois pour mieux protéger le sommeil des gens. Un soir, j’attendais en station. On discutait entre collègues quand une jeune femme, la vingtaine, sûrement une étudiante, s’est approchée de nous. Elle puait l’alcool. Elle nous a dit comme ça « aidez-moi à traverser la rivière. » Moi, je croyais qu’elle voulait passer sur la rive droite mais elle parlait d’autre chose. En fait, elle avait juste peur d’enjamber le caniveau. Il se passe vraiment de drôles de choses dans le cerveau des gens, non ? Un collègue l’a prise par la main et lui a fait traverser la rue. On en rigole mais on se demande toujours si la personne va arriver chez elle.
Oh, des histoires comme celle-ci, j’en ai vingt à la douzaine. Quand on est chauffeur de taxi la nuit, on en voit de toutes les couleurs. Tenez, je vous raconte l’une de mes meilleures anecdotes. Je terminais ma nuit, il devait être cinq heures du matin. C’était du côté des Grands boulevards. Je venais de déposer un client quand j’ai vu un gars qui slalomait au milieu de la chaussée. J’ai ralenti, je n’ai pas cherché à klaxonner. Il s’est arrêté au niveau d’une voiture et il n’arrivait même pas à ouvrir la portière. Je me suis garé en double file et je suis descendu l’aider. Il était complètement out. J’avais deux possibilités. Soit j’appelais les flics pour qu’ils l’empêchent de conduire soit je le mettais de force dans le taxi pour le raccompagner chez lui.
Pourquoi que je n’ai pas appelé la police ? Écoutez, je l’aurais peut-être fait il y a quelques années, mais là, en ce moment, c’est pas le meilleur service à rendre aux gens. Si le gars est saoul et qu’il se met à dire des bêtises aux flics, ça peut très mal se terminer pour lui. Moi-même, je fais très attention. Je dis « oui monsieur, non monsieur. » Ils sont très nerveux ces derniers temps, surtout depuis qu’on a élu l’autre. Non, il vaut mieux éviter d’avoir affaire à eux. C’est pour ça que j’ai poussé le type dans mon taxi. Il criait, il disait que personne ne paierait la rançon et d’autres c… de ce genre. Heureusement qu’il se rappelait encore de son adresse. Je l’ai accompagné au pied de son immeuble et je lui ai mis ma carte de visite dans sa poche pour qu’il me téléphone des fois qu’il aurait oublié où il avait garé sa voiture. Je me dis que je lui ai peut-être sauvé la vie. Il ne m’a jamais appelé mais sa femme l’a fait. Dès le lendemain. Elle m’a remercié pendant plusieurs minutes et elle a insisté pour me payer. J’ai refusé. Je me souviens bien de ses mots. Elle a commencé par me dire : « vous l’avez trouvé où mon saoulard ? »
Mais en même temps, quand il s’agit d’alcool, je sais gérer. Mon problème, notre problème à nous les chauffeurs de taxi de nuit, c’est la drogue. Ce n’est jamais évident. Tenez, la dernière fois à Montparnasse, j’ai pris un type qui avait l’air tout à fait normal. La course était bonne puisqu’il voulait aller dans le dix-septième. Je commence à rouler, je prends le boulevard Raspail quand il se met à hurler « salauds de blacks ! ». Moi, j’aime pas les racistes et je lui dis que s’il continue comme ça, j’le fais descendre. Il ne répond rien et cent mètres plus loin, il recommence. J’ai attendu d’arriver à la hauteur d’une station où il y avait des collègues pour m’arrêter et lui dire de sortir du taxi.
Et là, il s’est mis à pleurer ! Ce n’est que comme ça que j’ai compris qu’il était bien chargé. Du crack. Il m’a raconté son histoire. Il a fait une bêtise, il s’est retrouvé en prison où il a fréquenté des gens qui lui ont appris à fumer cette saloperie. Et maintenant, il est obligé de faucher tout ce qu’il trouve pour se payer sa dose. Je lui ai demandé s’il avait eu l’intention de m’agresser et il m’a répondu que pour la soirée, il avait déjà ce qui lui fallait. Quelle misère.
Les chauffeurs de taxi qui font la nuit, ils connaissent tous les endroits où on vend de la dope dans Paris. Quand je prends un client dans un beau quartier et qu’il me dit qu’il veut aller dans tel ou tel endroit, je comprends tout de suite que c’est pour s’acheter sa came. Un soir, j’ai eu une cliente comme ça. Elle était belle, vous ne pouvez pas imaginer. Je l’ai emmenée du côté de la rue Myrha. On s’est disputé. Elle voulait faire son marché sans descendre du taxi. Je lui ai donné ma parole d’honneur que je ne partirai pas sans elle mais qu’il fallait qu’elle se débrouille seule.
Quand elle est revenue, on a fait à peine vingt mètres, que des policiers en civil nous ont arrêtés. Heureusement que je l’avais obligée à descendre pour acheter sa came, sinon j’aurais eu des ennuis. Les flics l’ont faite sortir du taxi. Elle s’est mise à crier qu’ils ne trouveraient rien sur elle, qu’ils perdaient leur temps. Ils se sont mis à crier aussi en lui disant qu’ils faisaient ça pour l’aider et qu’elle ferait mieux de se taire. Ils l’ont embarquée. À moi, ils n’ont rien dit, juste de dégager. Je n’ai même pas été payé. Le plus dur avec ce genre d’histoire, c’est de rester concentré pour le reste de la nuit et de ne pas se monter le bourrichon. C’est de moins en moins facile, et il y a même des soirs où je rentre à la maison au bout d’une heure ou deux, tellement je suis écœuré. C’est comme je vous dis : je me demande si je vais continuer à faire ce métier pendant longtemps.
Texte publié sous le titre Taxi de nuit, dans Le Quotidien d’Oran, jeudi 16 avril 2009.
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