Un écran annonce désormais les retards de parisiens…Histoire d’inciter à la marche à pied.
Il y a vingt ans, celui qui attendait le bus au terminus de la Grande Poste d’Alger ne se serait jamais imaginé qu’un tel équipement puisse exister un jour, y compris ailleurs, de l’autre côté de la Méditerranée. Quelle est cette chose magique ? Certainement pas le passe magnétique qui permet à Big Brother d’enregistrer tous les déplacements de voyageurs naïfs, inconscients ou tout simplement victimes consentantes vis-à-vis de l’ordre numérique qui étend sans cesse sa domination.
Il s’agit en fait d’un petit boîtier métallique avec un affichage digital qui fait vaguement penser aux premières calculatrices à énergie solaire apparues au siècle dernier (quelle étrange sensation que d’écrire pareille expression : « au siècle dernier », vous rendez-vous compte !).
Que disent les chiffres du boîtier ? Ils annoncent une attente de quinze minutes pour le prochain bus et d’une bonne demi-heure pour celui qui suit. Rien de bien grave sous d’autres cieux. Bien au contraire. Représentez-vous l’espace d’un instant une grappe humaine amassée à quelques encablures d’un pont à proximité de l’île de Zamalek au Caire. Imaginez la joie qui illuminerait les figures résignées si une bonne âme venait à leur crier : « Dans un quart d’heure ! Il arrive dans un quart d’heure ! ». Applaudissements, youyous, et soupirs de soulagement.
Mais là, rien de tel. Le blédard, blasé, râle intérieurement (ce n’est qu’après qu’il se souviendra des mouvements de foule et des mêlées autour de l’arrêt RSTA de la place Audin à l’heure de la sortie des bureaux ou des lycées). Il s’interroge : marcher ou ne pas marcher sous une méchante pluie bien décidée à effacer toute trace printanière. Un grand gabarit avec de gros écouteurs sur les oreilles (une mode tenace) n’hésite pas. Il crache par terre et s’en va d’un pas décidé, le cou à peine rentré pour se protéger du crachin (je sais, c’est facile…). Quant à la vieille qui vient d’arriver et qui s’assied péniblement sur la banquette, elle ferme son parapluie, le secoue au risque d’asperger son entourage puis lâche une série de mots de Cambronne qui en disent long sur son agacement. Quinze minutes d’attente, pensez donc, c’est inadmissible… « Mais qu’est-ce qu’il fait encore ! », grogne-t-elle. On se dit qu’elle parle du bus mais on comprend vite qu’il s’agit d’autre chose. « Où étiez-vous passé ? C’est quand même pas aussi lourd que ça ! », lance-t-elle sans ménagement à celui qui vient d’arriver, les joues rouges, les naseaux fumants et les bras raides, tendus par deux gros sacs à provisions frappés des mentions « durable » et « renouvelable ». Le jeune homme les pose à terre et souffle de plus belle. « Mais éloignez-les du caniveau, ils vont être trempés ! », grogne encore la vieille. « Vous n’avez rien oublié ? J’espère que la pluie ne va rien abîmer ! »
Il fait signe que non, toujours occupé par l’idée de reprendre sa respiration. « Tout est enveloppé dans des sacs en plastique, ça risque rien », finit-il par lâcher en se tenant les côtes. Il scrute un moment le panneau d’affichage qui, erreur de la technologie ou simple mauvaise nouvelle, annonce maintenant une attente de dix-huit minutes, puis s’assied à côté de la vieille. « Fallait pas courir comme ça ! lui reproche-t-elle. Je vous ai dit que c’était pas la peine de me rattraper ! Vous auriez pris le prochain bus. C’est pas la première fois que vous me livrez, non ? »
Il se justifie. Explique qu’il a d’autres livraisons. Que plus il en fait, et plus il gagne de quoi vivre. Elle l’écoute d’une oreille distraite, se penchant de temps à autre en avant dans l’espoir d’apercevoir le bus arriver (lequel en a encore pour seize minutes avant de pointer le bout de son radiateur). « Ils annoncent vingt degrés pour la fin de la semaine. Tant mieux, on va revivre. Il pleut comme ça dans votre pays ? », finit-elle par lui demander comme si elle le prenait à témoin d’un événement inhabituel. Il sourit, accroche le regard d’autres usagers puis répond, presque hilare : « J’suis né à Paris. »
Elle le regarde un peu étonnée, se penche encore puis lance : « Ce bus est toujours en retard ! Mais vos parents, ils sont pas nés en France, si ? ». Il fait craquer les jointures de ses doigts : « Ils sont nés au Maroc. Moi, je suis d’ici. ». Elle a l’air satisfaite : « Ah ! J’ai connu le Maroc il y a bien longtemps. Et vous êtes berbère ? ». Il se met à rire, peut-être un peu trop fort, un peu trop haut : « J’suis un titi parisien. Rue des Orteaux, ça vous dit quelque chose ? » Elle ne répond pas, elle s’apprête même à se lever parce qu’elle a cru voir le bus arriver. Mais elle déchante vite, c’est celui d’une autre ligne, affichant, qui plus est, que son service est terminé.
Il pleut de plus belle et le jeune homme a dû se lever pour permettre à d’autres personnes de s’abriter tant bien que mal. Ça sent l’huile de vidange délayée et l’étoffe mouillée. Un impatient se coiffe la tête d’un sac en plastique et s’en va en sautillant entre les flaques. Puis, soudain, de ce petit paquet humain part un grognement, puis deux, quelques injures aussi. Le panneau vient d’afficher que le service est interrompu. Quelque part en amont, une manifestation ou une grève peut-être provoquée par une agression de conducteur, a mis fin au flux. Il ne reste plus qu’à accepter de prendre une douche forcée. Le jeune homme fait grise mine. « Allons, ce n’est qu’à un quart d’heure de marche d’ici. En route ! », ordonne alors la petite vieille qui, parapluie ouvert, s’est mise à trottiner sans même se retourner.
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