Le gouvernement multiplie les déclarations sur la nécessité pour les centres d’hébergement de ne refuser personne. Chaque soir pourtant, quelques dizaines de sans-abris ne trouvent pas de toit. Reportage.
Une certitude, le nombre des situations d’urgence augmente. Ainsi, Xavier Emmanuelli, le président du SAMU social de Paris, a estimé à la veille du week-end sur France Info, que les « centres d’hébergement ouverts de jour enregistrent une fréquentation supérieure de 20 % à l’an dernier ».
En face, le nombre de places d’hébergement d’urgence se limite à 86 000 à l’année. Cet hiver, les pouvoirs publics ont mis à disposition 14 000 places supplémentaires dans des gymnases. Chaque soir, quelques dizaines de sans-abris ne trouvent pas de toit. Bakchich a essayé de comprendre pourquoi en se rendant, cette semaine, sur le terrain à la tombée de la nuit.
En matière d’urgence à Paris, l’association Cœur de haltes est la seule à jouer, chaque soir, le rôle d’une gare de triage. À partir de deux endroits stratégiques, les stations de métro Chevaleret, rive gauche, et Colonel Fabien, rive droite, ses équipes encadrent les sans abris pour les nourrir d’abord et les aiguille ensuite vers des centres d’hébergement. Plus tard dans la nuit, d’autres associations, d’autres équipes prendront en charge les sans abris vers les hôtels d’Emmaus pour les plus âgés, une ancienne caserne de l’armée comme « la Boulangerie » ou encore l’hôpital de Maison Blanche où deux bâtiments ont été aménagés pour recevoir les Sdf.
Au pied du métro aérien, station Chevaleret dans le XIIIe arrondissement de Paris, se presse une cinquantaine de sans-abris. La nuit est tombée ; il gèle. A proximité, se tient l’ange gardien des sans-abris, une cinquantaine d’années et un format demi de mêlée. Muni d’un cache-nez bien serré, Alain Mesnoua laisse pourtant son manteau grand ouvert sur son pull, malgré le froid piquant : « A force, on s’aguerrit », explique le directeur de l’urgence sociale de l’association cœur des Haltes qui s’occupe des sans-abris depuis onze ans.
Les personnes âgées prennent le premier bus. « Comme ça, ils sont tranquilles ». Les équipes de Coeur des haltes veillent à séparer les plus fragiles des plus violents. « Il n’y a pas si longtemps, on voyait des petits loulous qui se pointaient pour les racketer : le 5 du mois, c’était le RMI ; le 10 du mois, les allocations chômage pour ceux qui les avaient encore ; le 15 du mois, ces petits voyous visaient les pensions d’invalidité ou de retraite. »
Puis, un deuxième bus revient à 21h30, un troisième à 22h30. Direction, le centre d’hébergement du boulevard Ney, situé dans l’ancienne boulangerie des armées. Durant les fêtes de Noël, le nombre de sans-abris diminue de 20% environ sur Chevaleret. « C’est toujours comme ça. Ceux qui ont encore de la famille arrivent à se faire inviter pour les fêtes par leurs enfants, un frère, une sœur, leur mère. » Si bien que le troisième bus n’est pas plein en décembre.
Pour autant, tous les cas ne sont pas réglés. « Certains arrivent trop alcoolisés, voire sous l’emprise de stupéfiants. On ne peut pas les prendre car cela générerait des violences, des rackets, des vols. » Ils sont alors orientés sur le centre de recueil social de la RATP, situé à Nanterre. « Ces cas nous obligent souvent à continuer notre travail jusqu’à 1h00 du mat’. On est sensé s’arrêter à 23h00, mais j’suis pas du genre à laisser tomber ».
Sur l’autre rive de Paris, place du Colonel Fabien, la situation est toute autre. Le public de sans-abris aussi. « Ici, il n’y a pas assez de places dans les bus pour accueillir tous les sans-abris, lâche Alain Mesnoua. Hier, j’ai dû laisser 40 sans-abris sur le carreau ; ça remue. »
Place du Colonel Fabien, les sans-abris sont surtout des migrants, principalement des Afghans et des Maghrébins mais aussi des Irakiens, des Pakistanais, des Mongols. Une majorité est de passage. Paris est une étape avant les plages de Calais et de Dunkerque, objectif l’Angleterre. « Depuis la fermeture de Sangatte, la situation s’est dégradée. Là-bas, au moins, les migrants dormaient dans un entrepôt chauffé. »
Il y a toujours des sans-abris qui refusent d’aller dans un centre d’hébergement. Moussa, qui travaille pour Cœur des Haltes, nous entraîne sous les arcades de la coulée verte, près de la place de la Bastille. Là, sous une tente type médecins du monde, un homme dort sous une pile de couvertures. Moussa engage la conversation, pour moitié en français, pour moitié en peul :
«
– Alors, ça va ?
– Oui, lui répond le sans-abri qui se réveille.
– Tu te rappelles ?
– Quoi ça ?
– Tu voulais une maison, je t’en ai trouvé une.
– Oh, mais il faut payer un loyer…
– Non, pas pour celle-là. Je viens demain te voir et on y va ensemble si tu veux.
– Demain ? Prend rendez-vous d’abord, j’serais p’tet pas là quand tu viendras. »
Après avoir salué son interlocuteur, Mousa longe une station Vélib et nous entraîne vers les quais. Près des péniches, plusieurs sans-abris ont mis des cartons en travers d’un tunnel pour piétons. Le vent est glacial. Là, deux roumains, de 20 et 25 ans, sont allongés sur un sofa usé.
Seuls deux duvets très fins les recouvre. Ils sont arrivés en France en septembre. « On cherche travail, mais pfuuit… rien trouvé », siffle le plus jeune. Ils connaissent déjà Moussa. Ils le suivront dans un centre d’hébergement. Demain. Encore quelques mètres, une dizaine de tentes ont été dressées sous le pont. Leurs habitants s’y sont regroupés après avoir quitté l’Europe de l’Est. A notre passage, un Polonais qui dormait à la belle étoile s’assied sur le fauteuil qui lui sert de lit. Enfoui sous des couvertures, un bonnet sur la tête, sa longue barbe blanche s’agite au-dessus des nombreux blousons qui le protègent tant bien que mal du froid.
« J’ai préparé un repas de fête pour demain. Ma femme sortira exceptionnellement de l’hôpital pour venir réveillonner ici », se réjouit ce faux père Noël. Deux gamelles trônent fièrement sur son réchaud.
Cette année, il manque encore des places. « Cela fait deux mois que j’appelle la DDASS pour qu’elle envoie un quatrième bus à Colonel Fabien, bus qu’on avait à la même époque l’année dernière. »Mais, pour le moment, rien ne se passe. Motif : « la peur de l’appel d’air ». Les autorités prétendent qu’un quatrième bus ferait descendre encore plus d’Afghans de Calais, ce qui rendrait nécessaire un cinquième bus, et un autre encore ensuite. Du coup, les sans-abris qui viennent à Colonel Fabien ne sont pas pris en charge et doivent dormir sous des bâches dans des jardins publics près de la Gare de l’Est.
Même un quatrième bus ne résoudrait pas le problème, lié à la présence de mineurs. Cœur des Haltes doit les confier vers France Terre d’Asile, une association habilitée à s’en occuper mais qui manque de moyens. « On laisse régulièrement en carafe vingt à trente mineurs, cela fait mal au cœur », indique Alain Mesnoua.
La plupart de ces gamins sont Afghans. « Heureusement, ils ne sont pas comme nos minots ; ils sont plus débrouillards, mais quand même. »
Débrouillards, peut-être, mais gelés.
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