Continuons la lecture des textes de Sen. L’économiste indien nous parle des experts, de la démocratie. L’actualité de ses textes n’est pas uniquement due à son entretien avec Nicolas Sarkozy et sa participation au Comité d’experts internationaux présidé par le professeur Joseph Stiglitz.
Choisir. Après les municipales, choisir. Choisir entre les réformes et le déclin. Choisir entre la réalité et « les néocommunistes », dit Eric Le Boucher du Monde. Choisir entre l’économique qui est affaire de spécialistes et le politique. Certains peu nombreux, moins écoutés parce que sûrement plus subtils, ne sont pas d’accord avec cette vision manichéenne. C’est le cas d’Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998.
Pour Sen, le capitalisme a rendu possible l’existence de la responsabilité sociale. Depuis Smith et sa manufacture des épingles, le capitalisme a permis un accroissement des richesses sans précédent. De ce fait, il a donné les moyens à la pensée sociale d’exister, de se développer. Mais il a aussi développé le social, c’est-à-dire, rendu les personnes interdépendantes. En effet, le capitaliste est obligé de se préoccuper des débouchés de ses usines. C’est comme cela qu’il a inventé le fordisme. De son côté le travailleur, même dans les moments de tensions extrêmes, respecte l’outil de production, c’est-à-dire le capital de l’entreprise. C’est un des paradoxes de la société capitaliste. Elle est individualiste, pourtant elle génère un degré d’interdépendance très important. Définitivement génial, le capitalisme ? Non.
Sen sait être critique à l’égard du capitalisme. Il va même jusqu’à nuancer sa critique à l’égard des expériences socialistes. « Il se peut » , et il se peut seulement, « que les solutions socialistes aient été sérieusement ébranlées ». Voilà qui surprend de la part d’un professeur d’économie d’Harvard, la plus prestigieuse des business school américaines. Pour conclure son paragraphe sur le socialisme, le tout frais conseiller de l’Elysée n’y va pas par quatre chemins. « Les questions sociales qui se nourrissent du mécontentement causé par les dysfonctionnements du capitalisme conservent aujourd’hui toute leur force ». Nous sommes très loin de la doxa actuelle.
Dans notre société de spécialistes où chaque problème est l’occasion de réunir des experts, Amartya Sen parle d’une autre voix. Alors que les commissions se multiplient, Beigbeder précède Attali, alors qu’Olivennes traite du piratage, Sen rappelle les bienfaits de la démocratie. Comme tous les enseignants anglo-saxons il y va de son exemple choc. Celui que l’on garde en mémoire. Le truc facile à retrouver, à mémoriser. La démocratie a vaincu la famine. Les famines ne sont pratiquement jamais dues à un manque de stock d’aliments. Certaines ont même eu lieu « alors que la quantité de nourriture était au sommet de la courbe (par exemple, durant la famine de 1974 au Bangladesh) » . Elles sont dues au non-intérêt des technocrates pour les hommes. Seule la peur de perdre les élections fait agir les politiques. Elle les fait mettre en œuvre des moyens capables de nourrir toute la population.
La dernière phrase de son ouvrage est sans concession. « Le pilotage unilatéral, y compris s’il est le fait du meilleur des experts, ne saurait en soi constituer une solution » . Jacques Attali devra donc se contenter de penser qu’il est « le meilleur des experts ».
L’économie est une science morale. Amartya Sen. La découverte 7 euros.
A relire dans Bakchich :
« Beigbeder, de l’électrique à l’éclectique »,
« Olivennes, l’inconscient », « Tout le monde aime Attali ».
« Il se peut », et il se peut seulement, que ce monsieur (ou plus probablement son rapporteur journalistique) face un amalgame entre capitalisme et industrialisation, quant aux effets bénéfiques cités.
Tout le monde est bien d’accord pour reconnaître les avancées technologiques : santé, communication, etc. Mais le problème vient uniquement de la (mauvaise) distribution des richesses.
A l’origine, le capitalisme se basait sur deux postulats : la mobilité du travail et l’immobilisation du capital (à l’époque essentiellement constitué de terrains et d’immeubles, justement). Or, les contraintes actuelles en sont tout le contraire : les frontières et les politiques d’immigration n’ont jamais été aussi fermées, tandis que tous les jours des milliards passent de main en main.
Par exemple, qui parle du fait que les "pertes" de la dernière crise financière représentent plus de 8 fois la dette du tiers monde ? Le monde s’est-il écroulé pour autant ? Tant que les inégalités seront artificiellement maintenues, il n’y aura pas de débat de société réel, parce que ce n’est pas la politique qui gouverne le monde, mais les intérets économiques.