Régis Debray a longtemps gravité dans les ombres des pouvoirs. L’intellectuel ex-révolutionnaire sort un recueil de ses chroniques « Pense-bête » publiées dans la revue Medium qu’il a fondée. Un Debray assez mou.
Pour l’avoir rencontré au Kosovo, avec les bombardiers de l’Otan sur la tête, je sais que Régis Debray montre du courage. Il a dû en avoir aussi, mêlé à de l’utopie, forme de l’inconscience, pour aller se promener en Bolivie sur les pas du Che. Le difficile est que cette audace, Debray sait l’étouffer : Régis est un intermittent. En ce moment il est assis sur un édredon qui baîllonne l’impétueux, alors il écrit sans oxygène, ce qui suffit quand on ratiocine. Prions saint Antoine pour que les choses reprennent leur place.
Si je vous parle de ce Dégagements, la compilation d’articles écrits pour sa revue Medium, c’est que Jean Daniel en a dit le plus grand bien, et que le vieux phare de l’Observateur ne se trompe jamais. En réalité, en artiste du violon sur le moi, quand il écrit sur Debray, Jean Daniel parle d’abord de lui-même. Ce qui n’est pas un mauvais sujet. Pour Daniel, ce nouvel opus du révolutionnaire repenti est « un manuel de survie ». Mettons-le donc en trousse.
On apprend assez vite que, s’il n’est pas le fusilleur annoncé par nos « nouveaux historiens » – pour lesquels tous les combattants sont des criminels de guerre, sauf les Croisés –, Che Guevara n’est pas « pour autant un Robin des Bois. » Constatez que ce volume siglé NRF est utile. Puis, on apprend que notre Régis déteste les Rolex et les Ray Ban ce qui, sous la plume de ce villepiniste, épouse la forme d’un pléonasme.
La gloire, celle des autres, titille aussi notre cher auteur. Qui ne comprend pas que Nicolas Hulot soit plus célèbre que de grands penseurs de l’écologie comme Edgar Morin, Michel Serres et Philippe Descola… Ignorant que dans l’ancien temps d’un monde parfait, celui des universitaires en chefs de cordée, le pétomane était plus connu que Paul Valéry. Le vent de l’Histoire bégaie, lui aussi. Si le monde ne tourne pas rond, vitrifié sur un axe gaulliste, c’est la faute aux journalistes et aux sociologues. Les plumitifs et médiocrates, sauf, espérons-le, Jean Daniel, sont de mauvais cons qui sabotent les historiques efforts fournis par Régis pour éclairer le populo.
Page 222, Debray nous rappelle qu’il a tout prévu, ou presque, et depuis longtemps : le rôle de l’armée dans le Chili d’Allende, l’ineptie d’Action directe, les élites de Mai 68 transformées en notables, la fin du communisme, le choix pour les socialistes entre la gauche ou l’Europe, le crime de Bush en Irak et celui de l’Otan au Kosovo, le règne de Ben Laden. Que souhaiter de plus ? Peut-être l’annonce de la défaite de Bordeaux face à Auxerre.
Les sociologues sont aussi de sales cons, capables de « démontrer tout et son contraire. » Il a bien raison, Régis. Et je viens de lire, dans Valeurs actuelles, une condamnation identique. Émile Durkheim, le père de la sociologie, n’avait pas prévu, tempête Régis, le rôle que jouera le cinéma. Le con. Constant, ce qui est une qualité, Debray jette le pavé de sa détestation contre Pierre Bourdieu et Noam Chomsky, des « rebelles encartés ». Régis ne dit pas où, au Rotary ?
La difficulté de notre ami avec les journalistes, les sociologues, c’est qu’il pratique ces métiers en douce, sans les compétences. Alors ces mauvais penseurs l’énervent. Comme Paul Nizan, autre tête de turc, faussement accusé de traîtrise, comme Debray. L’auteur de Aden Arabie a été, jusqu’au bout, sociologue avec Antoine Bloyé et reporter dans les journaux. Nizan mérite bien une seconde mort. Dans sa louange à Dégagements, Jean Daniel attribue à Debray une position « pro palestinienne ». La révélation d’un secret bien gardé. En dehors de quelques lignes, qui ne mangeaient pas de pain au moment de la pluie de « Plomb durci » sur Gaza, Debray, par ailleurs ami de tous les « idiots utiles », ceux de la cause de Judée et Samarie, brille, comme l’étoile de la crèche, par sa grande froideur publique sur son engagement. Dans Dégagements les grandes douleurs sont muettes.
Jacques-Marie,
Votre critique amusante et facétieuse du livre de Régis Debray, dit aussi par certains "la petite ombre de l’égo des pouvoirs" est un régal.
la culture en France a eu des Rousseau, des Victor Hugo, des Breton et des Prévert. Aujourd’hui, ce qui en tient lieu ou fait semblant est représenté par Debray, BHL et Jean Daniel, pour ne citer que les egos les plus développés parmi d’autres, dont le vide abyssal n’a d’égal que l’hypertrophie de leurs "moi".
Si c’était de monnaie dont il était question, on évoquerait une dévaluation permanente, un krach terrifiant, une chute vertigineuse.
Si un jour, un étudiant doit résumer la vie de Debray, voici ce qu’il pourrait en dire : "Plume amie des ombres des pouvoirs de la fin du XXème siècle, amateur d’ombre qu’il prenait pour la lumière, ce lettré se perdit dans les méandres de ses circonvolutions permanentes visant à plaire et complaire aux autorités du moment. Son oeuvre ne passa pas à la postérité et nul étudiant n’affiche sur les murs de sa chambre ou sur son torse sa photo".