En mars 2003, une équipe de la Brigade financière perquisitionnait le bureau de Daniel Bouton, alors PDG de la Société Générale. David contre Goliath, à pas feutrés. Récit.
Mardi 4 mars 2003, 9 h 30 : le cours Valmy, à la Défense, est plus gris que jamais. Quelques lueurs blafardes échappées de boutiques nichées sous les arcades de l’hôtel Renaissance ne parviennent pas à égayer le paysage monochrome. Les tours Société Générale se sont parées d’un gris bleuté. Par endroits, le jeu de la lumière du jour sur leurs courbes généreuses évoque la couleur du dos d’une baleine gigantesque. Ce matin, elles [1] accueillent des hôtes de marque ; un transport de justice en grand équipage : des juges d’instruction, cinq enquêteurs et policiers de la Brigade financière de Paris, deux experts informatiques. Un interprète est même de la partie ; c’est vrai qu’on a parfois du mal à comprendre les gros chiffres lorsqu’ils sont exprimés en devises étrangères.
La délégation, venue pour une perquisition en règle, souhaite être mise en présence de Daniel Bouton. Il est au siège, boulevard Haussmann. Sitôt contacté, il désigne téléphoniquement Christian Schricke, secrétaire général du groupe, et Dominique Bouchery, directeur du contentieux, comme ses représentants.
Sans tarder, on met le cap sur le 35e étage, bureau de Daniel Bouton où, en son absence, est saisie et mise sous scellés une note du 6 décembre 2001. La moisson est plus généreuse dans celui de sa secrétaire Madame Quillet. Puis c’est au tour des bureaux de Philippe Citerne, directeur général, et de ses secrétaires Mesdames Bourgois et Veilly, d’enrichir les connaissances de la délégation. Il est déjà 13 h 30 et l’équipe se rend au 37e étage de la tour Alicante.
Les recherches visent cette fois les bureaux du Sieur Brénugat, le banquier-conseil de la Société Générale mis au service des rêves de grandeur de Vivendi et dépositaire de nombre de ses secrets, et de sa secrétaire Martine Fournier. Les experts informatiques ne sont pas en reste : tels les Shadoks qui pompaient, ils copient des disques durs à tour de bras : ceux des ordinateurs des secrétaires de Daniel Bouton, ceux de Philippe Citerne et ses secrétaires, ceux de Brénugat et sa secrétaire, les données des réseaux internes…
À 16 heures, le gros de la vendange informatique est terminé. L’un des experts quitte les lieux en compagnie de l’interprète qui n’a pas eu une journée trop chargée. Une demi-heure plus tard, informé du retour de Daniel Bouton à la Défense, le petit groupe se presse à nouveau vers son bureau ; l’instant est unique. C’est David et son groupuscule toisant un Goliath suffisant et incrédule, le priant fermement d’ouvrir le coffre situé à proximité de la porte de son bureau. Impassible, Goliath obtempère. À cet instant, il reçoit un appel du siège social d’où il vient d’arriver. L’espace de quelques secondes, on jurerait lire la peur dans son regard. Le contenu du coffre est examiné avec soin. Rien qui suscite l’intérêt de David qui quitte les lieux, abandonnant Goliath à ses tourments.
On se dirige ensuite vers le bureau de Monsieur Schricke : deux notes des 16 juillet et 14 octobre 2002 sont placées sous scellés ; du lourd… Dans le bureau de sa secrétaire, trois lettres du secrétaire général adressées à un enquêteur de la COB connaissent le même sort. Ne pas mollir… il est déjà 18 h 30 ; la partie de cache-cache se poursuit. C’est au tour de Roger Vedrenne d’être mis à contribution. Dans son bureau, on trouve un volumineux dossier « VU-COB » contenant plusieurs documents en rapport avec l’enquête menée de son côté sur Vivendi par le « gendarme de la Bourse ». L’expert informatique resté avec le groupe copie encore, copie toujours [2] ; en plus des copies des disques durs, il repartira avec quinze listings.
L’obscurité a enveloppé le cours Valmy depuis longtemps lorsque les « visiteurs », lourdement chargés, quittent les lieux à 21 heures.
Une nouvelle équipe de la Brigade financière reviendra sur place le 17 mars à 14 heures avec un serrurier. Après s’être assurée que les scellés apposés le 4 mars étaient toujours en place, le coffre sera ouvert et son contenu étudié. Il n’apportera aucune information utile à l’enquête.
A lire sur Bakchich.info :
[1] « Chassagne », doublée de marbre rouge, et « Alicante », de pierre blanche, atteignent toutes deux 167 mètres de hauteur. Construites en 1995 par les architectes Michel Andrault et Pierre Parat, elles comptent chacune 37 étages et leurs sommets s’inclinent l’un vers l’autre. Elles sont maintenant complétées par la tour « Granite » située à l’opposé du cours Valmy, reliée aux deux tours jumelles par une passerelle privée.
[2] La banque va lancer une bataille judiciaire de grande envergure pour récupérer les informations saisies : requêtes infructueuses en restitution des 24 avril 2003 et 10 février 2004 ; appel de l’ordonnance de non-restitution du 28 avril 2004… Dans un courrier du 10 février 2004 aux juges d’instruction accompagnant sa requête en restitution, Daniel Bouton abat ses cartes : « Compte tenu des responsabilités exercées par leurs utilisateurs, les disques durs saisis contiennent des dizaines de milliers d’informations concernant le fonctionnement et les activités de la Société Générale au cours des cinq à dix dernières années… Les documents contenus dans les disques durs saisis ne sont pas seulement la propriété de la requérante, ils sont également couverts, très souvent, par des secrets de portées diverses : secret des affaires, secret bancaire, secrets liés au fonctionnement de l’État, secrets professionnels, des commissaires aux comptes, des notaires, des avocats… Dépositaire de ces secrets, la Société Générale en est aussi le gardien et le garant à l’égard de ses interlocuteurs ou partenaires, et sa responsabilité pourrait être recherchée si, à travers ses installations informatiques, ils se trouvaient irrégulièrement et inutilement transgressés… » Faut-il y lire une mise en garde ?