Le film La vie des autres mérite sa récompense et son succès d’autant qu’il réveille la raison politique des télespectateurs sur leur société.
Couronné par l’oscar du film étranger qui lui a été décerné fin février à Hollywood, le succès mérité du premier long métrage du jeune réalisateur allemand Florian Henckel von Donnersmarck – Das leben der anderen (La vie des autres) – repose certainement sur le rejet universellement partagé de l’espionnage domestique, des polices politiques et de toutes les violations de la vie privée et des libertés individuelles. Au revers des louanges unanimes de la critique et de la courbe exponentielle des entrées, ce consensus produit aussi un malaise certain fait de bonne conscience, d’autosatisfaction, et surtout d’amalgames idéologiques confinant au mythe.
La description des froids mécanismes du contrôle de la population suscite d’autant plus l’adhésion qu’elle concerne les pratiques de la défunte STASI, la police politique de la toute aussi défunte RDA (République démocratique allemande). On soupire de soulagement : depuis la chute du mur, tout cela relève d’un passé qui n’est pas prêt de ressurgir. Et l’adhésion se cimente de manière d’autant plus émotionnelle qu’elle englobe, d’une certaine manière, l’aversion de « toutes » les polices politiques, que ce soit la Gestapo ou le Guépéou – à la façon dont Hannah Harendt mélangeait nazisme et stalinisme à travers le référent mou et indéterminé de « totalitarisme » – totalitarisme défunt s’entend, supplanté par les bienfaits d’une mondialisation heureuse dont il faudrait se féliciter quotidiennement.
Ce double effet de prestidigitation et de condensation retourne le réel, le vidant de l’histoire pour la remplacer par la nature, retirant au film sa pertinence critique, le faisant passer du côté du mythe. Pour Roland Barthes, « le mythe est une parole dépolitisée ». Le mythe ne nie pas la dureté des choses : au contraire, sa fonction est d’en parler concrètement en les purifiant, en les innocentant, en les fondant en nature et en éternité. Il leur confère alors une clarté qui ne relève pas de l’explication, mais du constat. Le spectateur constate que la STASI dit la nature profonde de la RDA qui dit elle-même la vraie nature du communisme, sans l’expliquer, comme allant de soi, comme naturelle, comme essence de tous les totalitarismes. Nous voilà rassurés. En passant de l’histoire à la nature, « le mythe fait une économie : il abolit la complexité des actes humains, leur donne la simplicité des essences, il supprime toute dialectique, toute remontée au-delà du visible immédiat, il organise un monde sans contradiction parce que sans profondeur, un monde étalé dans l’évidence, il fonde une clarté heureuse ; les choses ont l’air de signifier toutes seules » [1].
Le soulagement est d’autant plus complet qu’il s’opère selon le mode du dépassement temporel. « Heureusement que tout ça s’est arrêté avec la chute du Mur et l’effondrement du communisme » : propos enregistré à la sortie du cinéma, alors que chacun rallume son portable, symbole du parachèvement de nos sociétés panoptiques, machine à dissocier les couples entendre/être entendu, voir/être vu. Comment ne pas songer ici aux rapports restés sans suite des différentes commissions parlementaires chargées d’enquêter sur le système Echelon [2] ? Entre autres… Les questions que pose La vie des autres nous ramènent du temps de la Guerre froide à celui que nous vivons. En pointant les contradictions inhérentes à tout système disciplinaire, aussi serré soit-il, le film nous incite à penser à la façon dont les sociétés contemporaines de contrôle sont en train de remplacer les sociétés disciplinaires [3].
À la manière de Bertolt Brecht, dont la référence charpente toute la construction de La vie des autres, le film de Florian Henckel von Donnersmarck invite le spectateur à une prise de conscience qui peut le conduire à l’action politique. En soulignant le caractère démonstratif du jeu de l’acteur, il amène ce même spectateur à adopter un point de vue critique sur le personnage auquel il ne peut pas s’identifier, mais aussi sur le film tout entier, lui permettant ainsi de démonter le mécanisme illusionniste d’un passé soi-disant révolu. Parce qu’il montre le dysfonctionnement de toute machine de pouvoir, cet appel à la raison plus qu’au sentiment peut se voir aussi comme autant de mises en garde à l’encontre du fascisme qui vient.
Le fascisme qui vient… avec des hauts fonctionnaires de police qui font publiquement allégeance à Nicolas Sarkozy, avec des compagnies aériennes européennes qui transmettent les données privées de leurs passagers aux services américains de renseignement, avec la délocalisation des arrestations, des emprisonnements et de la torture effectués dans n’importe quel pays au nom de la « guerre globale contre le terrorisme » et de la protection de la démocratie.
La vie des autres est un grand film politique parce qu’il nous dit que cette vie-là, c’est aussi la nôtre.
[1] Roland Barthes : Mythologies, éditions du Seuil, 1957.
[2] Echelon est un système mondial d’interception des communications privées et publiques, élaboré par les États-Unis, le Royaume Uni, le Canada, l’Australie et la Nouvelle Zélande dans le cadre du traité UKUSA Agreement.
[3] Peter Szendy : Sur écoute – Esthétique de l’espionnage aux éditions de Minuit.