Éric Cantona ne peut pas encadrer la misère. Alors, il la photographie. Au profit de la Fondation Abbé Pierre.
Un homme auquel Ken Loach a consacré un film (Looking for Éric) ne saurait être fondamentalement mauvais. Éric Cantona est bon comme le pain, le pote, le samaritain, le compte, le gré, le grain, le temps. Franc comme un coup. Bon comme l’eau claire quand on a soif. C’est Cervantès, ce qui est normal pour un espagnol au sang d’anar et pas d’Aznar. Pour vous situer la hauteur du garçon, une seule phrase de sa conférence de presse suffit, prononcée à l’occasion de la sortie de son livre de photos Elle, lui est les autres : « Étre français ? C’est d’abord être révolutionnaire… » Quoi dire de mieux ? C’est ainsi qu’Éric est grand.
Pour aider la Fondation Abbé Pierre, cette fraternité de nés malchanceux pour lesquels la vie est un attentat quotidien, Éric aurait pu faire un chèque ou organiser un après-midi vin chaud… Pour montrer la misère des taudis, des bidonvilles, il a décidé de faire un bouquin de photos. Afin qu’en tournant les pages de noir et de blanc, on ait l’injustice bien calée sous le nez. Et qu’on ne puisse dire : « je ne savais pas que c’est ainsi que des hommes vivent ». Cantona, « The King », explique : « Mon engagement ne doit rien au hasard, mais est le fruit d’une histoire et d’une prise de conscience. Je suis un enfant d’immigrés. Mes grands-parents maternels ont quitté le régime de Franco après l’avoir combattu aux côtés des républicains. Comme beaucoup, ils se sont réfugiés dans le camp d’Argelès- sur-Mer. Ils ont vécu sous des tentes… » « Le monde dans lequel nous vivons est impitoyable. Il est très dur avec les plus fragiles. Il y a deux façons de se comporter face à ça : laisser faire ou se battre. Moi j’ai choisi… »
Je vous entends ricaner « voilà Bakchich qui met les pieds dans le tintinnabulant bazar de la charité… » D’abord, Bakchich dans un bazar, c’est son endroit. Sachez aussi que Cantona n’est pas Madame Boucicaut donnant du pain aux enfants, cette statue scellée au coin du square du Bon Marché, qui est aux dames patronnesses ce que Rodin est à Balzac. Cantona n’est pas une chaisière qui veut adoucir le monde. Le monde ? Il veut l’exploser. Cantona photographie comme il parle, en s’excusant d’être né, d’être là.
Comme si, face à eux, les sujets ne voyaient pas ce colosse à la caméra d’argile. « Je ne voulais pas tomber dans le misérabilisme », dit-il. Il fallait donc que la misère soit debout : « Je sais que ces gens sont beaux. Cette beauté je la vois dans leurs yeux ». La beauté du diable, et le diable c’est lui, Canto. Dans le bénitier de l’abbé Pierre où il plonge le sacrifice des Brigades internationales, le sabre de Durruti, les mélopées de la Pasionaria et L’Espoir de Malraux. Belzébuth mobilisé, lâchant un « viva la muerte », comme si sonnait l’heure d’une nouvelle Résistance. Cantona nous le dit : « on ne fait pas les choses pour qu’elles soient utiles ». Il ouvre sa chemise et le voilà héros du « dos de mayo », noyé dans la poudre de peloton, celui de Napoléon et de Goya.
Cantona n’a pas loué les services d’un assistant, acheté une chambre Hasselbladt pour jouer les ethnologues esthétisants ; et nous coucher le dénuement en top argentique tiré au charbon. Il photographie avec ses yeux, sans flash, ni lumière qui ne soit celle qui perce les lucarnes des taudis. Éviter surtout que le laid ne devienne beau : les amis d’Éric ne s’expédient pas sur cartes postales. Les misères hexagonales, où les héros sont rarement français de souche, celles de La Réunion ou du Brésil ont la même gueule, Canto nous montre le désespoir mondialisé, bien avant que la Chine ne s’éveille.
Un arrêt sur l’image de la page 34, intitulée : « France d’en bas et France d’en haut ». Les nuages sont lourds et noirs, l’eau de la Seine plate et veille la tour Eiffel, si chic. En haut, c’est l’immeuble du bonheur ou de sa comédie, béton post-moderne, verre fumé, bureau neuf et à louer, arbres jolis. Sous la trémie qui passe devant le bâtiment et fait balcon, de larges alvéoles, proches de l’eau, sont les abris de ceux qui n’en ont pas, sous les pieds des gens heureux. Joueur de championnat, le photographe Éric Cantona est aussi un homme de coupe, il nous taille la vie en tranches. Et ça fait mal.
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