Une filiale d’Halliburton, l’ancienne société du vice-président Dick Cheney, s’en donne à coeur joie en Algérie.
Alors que le dossier Khalifa qui met gravement en cause d’innombrables ministres et hauts fonctionnaires (les gros poissons ont su éviter les mailles du filet) s’enlise, au moment où le scandale des spoliations (pour un montant de 350 millions d’euros) dans les banques publiques défraie les chroniques, un autre dossier épineux semble vouloir poindre à l’horizon, explosif puisqu’il implique rien de moins que la société Brown and Root Condor (BRC), filiale de la plus que réputée Halliburton de Dick Cheney.
« Des sources sûres [comprendre la Sécurité militaire] ont informé El-Khabar que les services de la Présidence de la République ont reçu le rapport demandé par le président Abdelaziz Bouteflika sur les activités de la compagnie Brown & Root Condor […]. Les résultats de l’enquête incluent, selon nos sources, les projets les plus importants décrochés par la compagnie auprès de Sonatrach, du ministère de l’Énergie et des Mines, de celui de la Défense nationale, de Naftech, et de la compagnie Andarco. […] [Entre autres projets réalisés par la compagnie], celui de l’hôpital militaire d’Oran (ouest), un CHU à Constantine (est) pour le compte du ministère de la Défense nationale et un centre spécial [faut-il comprendre centre de torture ?] sur les crimes au profit de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) à Bouchaoui, à l’ouest de la capitale. [1] »
BRC fait tout en Algérie : construction d’hôpitaux, de pistes d’atterrissage pour les gros porteurs américains, maintenance des complexes industriels, transport aérien, spéculation immobilière et moult autres affaires aux montants faramineux. Particularité, BRC s’adjuge ces contrats sans passer par les circuits légaux de soumission à appels d’offres. Autre signe distinctif : seuls les bénéfices astronomiques l’intéressent ; quant aux travaux proprement dits, elle en confie la réalisation à des sous-traitants… algériens (notoirement dépeints comme incompétents, tare qui a justifié le recours à des sociétés étrangères).
Le fait que « le rapport » soit « sur le bureau » de Boutef relève-t-il d’une volonté d’assainissement du secteur de l’économe comme le suggère le quotidien El-Khabar ? On peut en douter. Car fallait-il une enquête pour connaître les méfaits de BRC dix ans après qu’elle ait été invitée en Algérie pour en commettre ? Le quotidien Le Matin a consacré en 2003 maints articles au vitriol sur ses malversations et les complicités [2] dont elle a bénéficié parmi les plus hauts dirigeants algériens. Une banale recherche sur Internet fournit au premier venu le listing interminable des escroqueries commises par cette société dans le monde, et des procès que lui font les États des quatre continents.
Dans un ouvrage consacré aux sociétés militaires privées [3] , Philippe Chapleau, journaliste à Ouest-France, dresse un portrait effarant de la compagnie Kellog Brown and Root (KBR, maison mère de BRC).
« KBR sent le souffre. Partout où un GI est déployé, KBR est là. Et parfois, même en l’absence de GI, les « boys » de KBR sont au travail pour piloter les hélicoptères en Colombie, construire de bases (au Moyen-Orient et en Asie) ou des prisons (Guantanamo, c’est encore KBR), forer des puits de pétrole et gérer des raffineries (partout où on peut trouver de l’or noir). En 1002, KBR a obtenu un premier contrat de type Logcap (ce Logistics Civil Augmentation Program permet au Pentagone de faire assurer, sans appel d’offres ultérieur, des missions de soutien et de maintenance). […] KBR est alors partie à la guerre en Somalie. Au fil des contrats suivants, KBR a guerroyé à Haïti, Bosnie et au Kosovo. […] En 2001, KBR, en décrochant un nouveau contrat Logcap d’une durée de dix ans, s’assurait un rôle central dans la machine militaire américaine. […] Afghanistan, Ouzbékistan. […] Rien d’étonnant à ce que cette filiale d’Halliburton (dont le vice-président américain, Dick Cheyney, a été Chief executive de 1995 à 2000) décroche, en Irak, le plus gros de tous les 19 premiers contrats.
KBR est régulièrement accusée de malversations. En février 2002, KBR a versé deux petits millions de dollars à la Justice américaine pour régler une affaire de fraude qui remontait aux années 1994-98. En janvier 2004, nouvelles accusation de surfacturation portant cette fois sur 27,4 millions de dollars et des milliers de repas qui n’auraient jamais été servis à l’armée américaine en Irak et au Koweït. […] En févier 2004, la justice nigériane a ouvert une enquête sur les pots-de-vin versés par le groupe lors de la construction d’un complexe gazier. Quelques mois plus tard, c’est aux Koweïtiens de demander des comptes à KBR [110] » « Ensuite KBR mènerait des opérations secrètes occultes pour le compte de la CIA. Wayne Madesen, l’auteur de Genocide as Covert opérations in Africa, assure que KBR a fourni un soutien militaire direct aux Tutsis de l’armée rwandaise dans leur lutte contre les rebelles hutus et dans l’invasion de la République démocratique du Congo. KBR aurait aussi aidé les policier nigérians à réprimer les émeutes de 1997. […] Nombreux sont les journalistes et les militants associatifs qui associent KBR et Dick Cheyney au trafic de drogue pour financer certains partis politiques et la campagne d’un certain W Bush junior. »
Activités civiles, activités mafieuses, surfacturation, corruption à grande échelle, activités militaires et d’espionnage, répression, coups d’États, voilà bien un profil idéal pour devenir un partenaire privilégié du régime algérien. Pourquoi alors ce simulacre d’enquête ? Et à quelles fins cette fuite provenant de « sources sûres » dont a bénéficié El-Khabar ? En fait, cette affaire et sa prévisible dénonciation future est l’illustration éclatante du fonctionnement du système algérien centré autour de la corruption : identifier des escrocs attestés pour les favoriser, sachant que viendra fatalement le moment où il faudra les démasquer comme les escrocs qu’ils sont comme preuve de sa volonté de s’émanciper du « système ». Il est entendu que les « démasquer » ne signifie aucunement les traduire en justice et corriger les dysfonctionnements dont ils ont profité, mais au contraire engager un processus qui vise à enterrer le dossier (ou à l’enliser comme dans le cas du scandale Khalifa), pour permettre aux escrocs, aussitôt leur « amnistie » prononcée, de lancer une autre escroquerie, depuis les mêmes locaux, avec le même personnel, selon les mêmes procédés, sous une raison sociale à peine modifiée.
Après l’amnistie contre les terroristes qui a permis au DRS d’exfiltrer du maquis ses nombreux agents en déshérence, envisagera-t-on demain une amnistie-bis pour les délits financiers ? Le pouvoir déliquescent n’est pas à un abus d’incongruité près, puisqu’il s’apprête à faire réviser la Constitution pour abroger l’une de ses rares dispositions positives, celle qui limite à 2 le nombre de mandats d’un président. Pourquoi s’en priverait-il puisqu’il dispose d’une presse à sa solde pour soutenir ses plus improbables projets, ses plus grossières manipulations…
[1] El-Khabar du 25 juillet
[2] « Coïncidence » du calendrier, ce rapport tombe sur le bureau du président dans le même temps où Mohammed Benchicou, directeur du défunt Le Matin, sort de prison.
[3] Philippe Chapleau, Sociétés militaires privées, enquête sur les soldats sans armées, éditions du Rocher, collection L’art de la guerre, 2005.