Kitsch fantaisie - Le concours de l’Eurovision, c’est peut-être une certaine vision de l’Europe. Soyons snobs, et osons dire : hélas…
Samedi soir, comme j’étais un peu las de relire Albertine disparue, je me suis laissé aller à regarder le Concours Eurovision de la chanson, comme, paraît il, cent millions de téléspectateurs européens : cette manifestation aura vraisemblablement eu plus de succès que n’en aura le scrutin du 7 juin prochain. Notons, pour être honnête, que l’Europe de la chansonnette va de l’Islande à l’Azerbaïdjan en passant par Israël, et s’achève non point à l’Oural, ce qui, déjà, peut paraître beaucoup, mais en face du Japon, puisqu’elle admet la Russie dans son ensemble. Du reste, c’est à Moscou que se tenait la finale, dans une salle immense (douze mille personnes, dit-on, cela rappelle les regrettés congrès du PC soviétique…), et dans une débauche de lumières, de glaces, d’escaliers, de paillettes et de machins qui lancent des gerbes d’étincelles en faisant « pschitt ! ».
Sur la scène qui devait avoir la superficie d’un demi terrain de foot se sont donc succédés vingt-cinq « finalistes », c’est à dire au moins trois cents personnes, si l’on compte les complices des chanteurs (une pincée) ou des chanteuses (un bataillon). On a tout vu : un « groupe » façon Led Zeppelin avec guitare basse à la hauteur des genoux et batteur en Ray Ban, des danseurs déguisés en gladiateurs romains, en paysans moldaves, en derviches tourneurs mais torse nu pour le sexy de la chose ; des dames en sages violoncellistes, d’autres en culotte à boutons et bretelles style Cabaret (avec Dita von Teese en guest star, corsetée et cravache en main, mais tétons cachés par les « prudes organisateurs »), d’autres en jupette coquine alignée au ras du bac à sable, d’autres encore en veuves orientales mais frivoles (longues robes noires de popesses arméniennes, fendues toutefois pour laisser apercevoir un porte-jarretelles), d’autres enfin ensachées dans des chemises de nuit Lolita ou des flots de rubans. Bref, vingt ans d’Holiday on Ice, mais sans la glace - rappelons que Woody Allen dit accepter une vie post mortem, pourvu qu’il ne soit pas obligé d’aller revoir Holiday on Ice.
Au milieu de ces hordes chorégraphiques, un être mâle ou femelle donne de la voix, sauf le représentant de la Grèce, un Travolta décoloré qui s’agite sur un play-back… Tout est dans les cheveux : la tendance est au mi-long-mais-plutôt-long, avec du volume et une forte avalanche de boucles et d’ondulations, le style « gitane-disco-L’Oréal », si vous voyez ce que je veux dire. Dans ce contexte, les coupes sages de Patricia Kaas et de l’espagnole (paradoxalement blonde et coiffée court) étaient marginalisées. En revanche, difficile d’oublier la Barbie de seize ans en tutu rose que l’Albanie a sortie de son pensionnat pour la faire peloter sur scène par un sosie tout vert de Spiderman (ou de Fantômas ?), le tout dans un grand courant d’air qui balayait ses bouclettes blondes et ses dessous froufroutants. Quand on a vu cela, on sent que l’Albanie n’est plus ce qu’elle fut, mais garde un peu de ce bon goût dont le camarade Hodja et ses potes idéologiques avaient nourri la flamme prolétarienne.
D’accord, l’Eurovision n’est pas l’Europe, mais pourquoi réduire l’Union Européenne à 27 enrôlés, alors que l’on dispose d’un tel réservoir de prétendants ? En tout, il y a avait, tenez-vous bien, 42 pays « européens » pour distribuer leurs points aux finalistes. Un bon quart de la planète politique. Et surtout, tout un stock de pays jadis communistes, dont la présence à ce tournoi marque clairement un vif désir d’Europe. Chez certains, on perçoit toutefois des restes de nationalisme et une prégnance assumée du folklore. Passons sur la candidate russe, qui, comme au bon vieux temps, se lamente sur sa vieille maman dans la langue de Tolstoï.
Voici le candidat de la Bosnie & Herzégovine (le signe « & » était sur l’écran, comme s’il s’agissait d’une firme) : vêtu comme Bowie en 1973, il roucoule, dans une langue difficile à identifier, une sorte de bourrée dalmate scandée par des tambours médiévaux et culminant sur la composition, par les danseurs, d’un groupe héroïque brandissant un drapeau rouge. Quant à la Moldavie (avouons, honteusement, qu’on a du mal à se convaincre qu’elle existe…), elle exhibe une paysanne en blouse brodée à l’ancienne, radieuse comme si elle venait de retrouver le sceptre d’Ottokar, cernée de valets de ferme slavement bottés et bondissants, dont l’un brandit une sorte de balai lave-pont composé de rubans aux couleurs nationales : en prêtant l’oreille, on reconnaît, au cœur du refrain de ce quadrille surréaliste, la récurrence du mot « Moldava »… Je me trompe peut-être, mais il y a là un très net décalage, forcément revendicatif, avec la vague de néo-disco-sexy qui engloutit les autres nations.
Si, maintenant, on examine les votes, on se rend compte qu’au-delà des rivalités frontalières, une solidarité des « ex » se dessine : ils donnent le max de points à leurs voisins les plus proches, comme si le fantôme du Kominterm gérait encore leurs économies ! Eh oui, ce vote pour des chansonnettes dessine clairement une géographie politico-culturelle : dans l’ensemble, les « pays neufs » se flattent de filer la claque aux vieilles nations dominantes, et se cooptent autant que possible au nom d’affinités anciennes ou nouvelles (Chypre place la Grèce au pinacle, entre pays baltes, on se soutient à fond, et bien sûr, la Biélorussie, où l’on ne doit pas chanter tous les jours, donne ses douze points à la Russie…).
On sait que la politique ne fut pas absente de ce tournoi, avec le projet refoulé d’une chanson anti-Poutine venue d’Ukraine, et la romance pacifiste des concurrentes judéo-palestiniennes d’Israël. Rien d’étonnant à ce que la Turquie n’ait pas lâché le moindre petit point à la France qui ne veut pas d’elle en Europe. Ni qu’Andorre ait refilé douze points à l’Espagne, qui n’en avait pas gagné un seul, alors que sa chanson n’était pas plus mauvaise que les autres…
Donnée plus importante encore : très majoritairement, aux quatre coins de l’Eurovisionland, on chante en anglais. Comme pour le business. Pour les scandinaves, rien de surprenant depuis ABBA – qui, soit dit en passant, aurait cassé la baraque, samedi soir. Mais l’Azerbaïdjan ? La Grèce ? L’Allemagne (il est vrai que sa chanson célébrait, semble-t-il, la masturbation…) ? La Croatie ? L’Ukraine ? La Roumanie ? Et même la Turquie, malgré un titre exotique, « Dum tek tek », au refrain d’un spécimen particulièrement sensuel de disco-loukoum frénétique. En dehors des folkloristes précédemment évoqués, seuls se cramponnent à leur idiome des ringards persuadés que leur langue garde une valeur culturelle irrésistible, comme le Portugal (avec en prime, un guitariste aux grandes oreilles et une accordéoniste perplexe), l’Espagne, l’Angleterre (c’est bien normal) et… la France.
Pauvrette esseulée sur cette scène immense, Patricia Kass tentait audacieusement d’incarner la french quality : bien du talent, mais peu de moyens, et une réussite médiocre à l’exportation. Une chanteuse de crise, quoi, sobre comme un plan de rigueur, de noir vêtue, mais avec du chic, une belle élégance des gestes et de la voix. Que pouvait notre Cosette de la Fensch Vallée contre une tribu anglophone de norvégiens hilares, résurrection d’un Big Bazar habillé par les frères Grimm, avec un chanteur qui joue du violon en dansant, tandis que les nôtres, avant de mourir, jouaient du piano debout ? Ils ont gagné le pompon devant la fille de l’Azerbaïdjan, une beauté torride qui donnait vraiment l’impression, dans sa robe de gitane longue derrière, courte devant afin de laisser voir sa petite culotte blanche, d’avoir fait ses classes au Roxy de Brioude à 10 euros la coupette (que Dieu, Bakou et Brioude me pardonnent ce sévère jugement !). J’aurais préféré, moi, couronner la belle métisse britannique à la voix merveilleuse qui, dans ce mälstrom (vive la Norvège !) de kitsch, avait apporté trois minutes de bonne musique. La musique, c’est ce qui manquait le plus dans ce spectacle trop riche en bruits, en éclats de lumière, en vulgarité parfois lamentable : le bling-bling fascine, dans les chaumières européennes, c’est évident. Est-ce à ce prix qu’on est « populaire » ? Peut-être, après tout. Peut-on attendre autre chose d’un concours de l’Eurovision en marche accélérée vers son centenaire, et donc ?
Je bats ma coulpe : le mauvais goût, c’est toujours le goût des autres, disait Jules Renard, et je n’ai qu’à remballer mon intellectualisme de bourgeois franchouillard. Il n’empêche : si l’Europe de demain se nivelle politiquement au niveau de ses chansonnettes, on n’a pas fini de rigoler…
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Votez d’abord ! On vous expliquera ensuite !
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Le piège européen : Le piège est fermé définitivement. Il ne s’ouvrira plus. Vous pouvez voter pour ce qu’il vous plaira. Cela n’a plus aucune importance.
Par sa disparité d’intérêts nationaux, l’Europe est ingérable. On peut même affirmer inconstructible. Les hauts fonctionnaires le savent très bien mais ils gagnent à se taire. Pour ceux qui détiennent le pouvoir, la seule échappatoire est de pourrir la vie du plus grand nombre. On peut compter sur les élus européens pour s’y employer.
Votez d’abord ! On vous expliquera ensuite !
La misère est le fondement de la société de l’argent. (Le malade, l’industrie première.)