Le professeur Mathieu Guidère, enseignant à l’université de Genève, est l’inventeur de la "linguistique prédictive". Il assure qu’en analysant les propos et les écrits, on arrive à repérer les individus qui sortent de la "norme".
Interpellé le 8 octobre dernier par la police française, Adlène Hicheur, un physicien franco-algérien de 32 ans, travaillant à la fois au CERN à Genève et à l’Ecole Polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), est inculpé pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ».
Il a été placé en détention provisoire. S’il reconnaît avoir eu des contacts avec Al-Qaida au Maghreb islamique, et qu’il avait « envie » de commettre un attentat, Adlène Hicheur n’est pas passé à l’acte. « J’ignorais que la présomption de culpabilité fait partie du droit pénal français », proteste Dominique Beyreuther Minkov, son avocate. Mais pour Mathieu Guidère, professeur à l’université de Genève, l’analyse des propos et des écrits d’un individu peut permettre de pressentir sa radicalisation.
Mathieu Guidère est français mais a passé toute son enfance à l’étranger. Il est trilingue, français, anglais, arabe. Il parle la plupart des dialectes, du Maroc au Qatar, en passant par l’Egypte et l’Arabie Saoudite. Après le 11 septembre 2001, le ministère français de la Défense a vite repéré cette perle rare, agrégée d’arabe et docteur en linguistique et traduction.
Jusqu’en 2007, Mathieu Guidère dirige le laboratoire d’analyse de l’information stratégique et de veille technologique au centre de recherche de Saint-Cyr. Depuis, il est professeur à l’école de traduction et d’interprétation de l’Université de Genève.
« Avec la montée de l’islam radical, Français comme Américains devaient se plonger dans des millions de textes écrits en arabe. Il a fallu imaginer des logiciels permettant à tous ceux qui ne maîtrisent pas cette langue de retrouver des documents précis », explique-t-il. Dans un premier temps, il s’agissait de détecter les informations sensibles, puis de les authentifier et de les recouper.
Et dans une troisième phase, tenter de prédire les dangers futurs. L’enseignant ne se prend pas pour autant pour une Elizabeth Teissier du terrorisme. « En 2006, en analysant tous les communiqués du Groupe salafiste pour la prédiction et le combat (GSPC), nous constatons qu’ils évoquent de plus en plus les martyrs, parlent de sacrifices, ce qui n’était pas le cas précédemment », souligne Mathieu Guidère.
Il en déduit que cette organisation terroriste pourrait se radicaliser encore davantage. En effet, le 11 septembre 2006, l’Egyptien Ayman Al-Zawahiri, le numéro 2 d’Al-Qaida, annonce l’allégeance à son organisation du GSPC algérien. Trois mois plus tard, celui-ci se transforme en Al-Qaida au pays du Maghreb islamique [1]. . Mathieu Guidère vient d’inventer la « linguistique prédictive ». Mais celle-ci peut-elle aussi s’appliquer à des individus ?
« En analysant les écrits, les propos, on arrive à repérer les indices individuels qui sortent de la “norme“. Par exemple, si l’expression “Que Dieu vienne au secours des Moudjahidines“ se répète souvent, on peut prévoir une radicalisation dans les semaines ou les mois qui viennent », estime l’enseignant-chercheur.
Mais que fait cet éminent spécialiste du terrorisme à l’Université de Genève ? « J’enseigne la traduction et la veille stratégique multilingue. Les domaines d’application de cette méthodologie sont multiples. Il n’y a pas que la sécurité. Cette veille multilingue intéresse l’économie, la finance, les médias etc. », explique Mathieu Guidère. Dans les prochains jours, il publie une étude comparée sur la perception de Barack Obama en Occident et dans le monde musulman, intitulée « Obama inchallah », expression d’un désenchantement perceptible.
Pour définitivement ne pas sortir des langues, Mathieu Guidère a aussi publié « Irak in translation. De l’art de prendre une guerre sans connaître la langue de son adversaire » [2] . Une manière de rappeler que l’on ne peut pas gagner les cœurs et les esprits en ignorant la culture.
Spécialiste d’Al-Qaida au Maghreb, Mathieu Guidère ne souhaite toutefois pas évoquer l’arrestation et la personnalité du physicien Adlène Hicheur inculpé par le juge anti-terroriste Christophe Tessier. « Je suis enseignant chercheur et je ne connais pas ce dossier. Il faut être très prudent dans ce type d’affaires », déclare Mathieu Guidère. À ce jour, Al-Qaida au Maghreb Islamique n’a jamais réussi à commettre des attentats en France et en Espagne.
Lire ou relire sur Bakchich.info :
[1] Mathieu Guidère, « Al-Qaïda à la conquête du Maghreb », Editions du Rocher, 277 pages
[2] Editions Jacob-Duvernet, 182 pages.