Dans les colonnes du « Canard enchaîné », deux témoignages d’ex-membres de la production de « Pékin Express » (attention, chez M6, Pékin se situe en Amérique du Sud), ont suffi à créer l’un des « buzz médiatiques » des derniers jours. L’émission en question, nous dit-on, est truquée, favorise certains candidats au détriment d’autres qu’elle plombe discrètement
Démentis, confirmations, témoignages des candidats, assignation en justice des délateurs, articles en batterie et voici une nouvelle affaire de bidonnage.
Il faut dire qu’en matière de trucage, la télé-réalité n’en est pas à son coup d’essai, de L’Ile de la tentation (pleins feux sur les poufs) à la Star Academy. Et chacun sait (ou ne veut pas savoir : ce qui revient au même), la loi implicite du genre : exit les moches, les thons et les fadasses, tout est affaire de casting.
Les tiroirs-caisses des producteurs de la Star’Ac (et de Pascal Nègre, le patron d’Universal France) se souviennent encore du fiasco de la victoire de Magalie, provinciale rondelette sacrifiée comme tant d’autres sur l’autel d’une liturgie de masse, et renvoyée illico dans le cimetière des victimes du genre après une non-carrière express.
Dans un premier temps, on joue donc sur l’identification du téléspectateur-type au candidat (comme eux, il n’est ni beau, ni laid, juste moyen) et puis, changement discret de braquet et de critères sélectifs où il s’agit de réinjecter entre l’idole et son disciple, l’écart symbolique qui fera du premier une vedette cathodique (comprendre « un placement rentable ») : après le « si proche », le « si loin ». Contrairement à vous, l’élu est beau, télégénique, à la mode, sourit constamment et serre la pince de l’immense Nikos au cours d’interminables « praïmes ».
Revenons à Pékin Express pour s’étonner que la révélation d’un bidonnage – et peu importe ici qu’il s’agisse d’une émission de télé, d’un JT, d’une performance sportive ou d’un reportage - puisse encore faire événement. Comme si la distinction entre le vrai et le faux, le mensonge et la vérité, intéressait encore la télévision et pouvait permettre de faire le tri entre les bon et les mauvais programmes.
Le malentendu qu’exploitent ces polémiques en carton, réside d’abord dans l’intitulé même des émissions incriminées (« télé-réalité »). En effet, pour bon nombre d’entre nous, réalité rime avec vérité : ce que nous voyons a réellement eu lieu, ce qui a eu lieu est vrai, par conséquent, ce qui est réel est vrai. Or – faut-il le redire ? - la télévision n’a rien à voir avec le réel, elle n’en produit que la fiction permanente, substituant au principe de réalité un principe de vraisemblance.
Autrement dit, en tant que spectateur, nous jouissons, consciemment ou non, de la fiction en tant qu’elle semble authentique, pour ses effets de réel, mais de façon totalement indépendante à son degré de réalité. À moins d’être aveugle, qui peut croire que les aventures des jungle men de Koh-Lanta, avec ses flashes-backs permanents, ses effets de montage, de mise en scène et de dramatisation artificielle, sont réelles ? Qui a cru que le safari des candidats de Pékin Express coïncidait avec une quelconque réalité qui, de toute façon n’a jamais eu lieu ? Mais, au fond, est-ce si grave ? Cela nous a-t-il empêché d’y croire ? Croire que ce qu’on a vu était réel tout en sachant que cela ne l’était pas ?
Le pacte de réception sur lequel se fonde ces émissions en particulier, et la télévision en général, relève bien sûr d’une formidable hypocrisie puisqu’il fonctionne sur une confusion consentie entre la réalité et sa fiction mais qui ne souffre pas de s’avouer comme tel. C’est pourquoi, il convient de ne pas se tromper de cible et/ou de tabou : au fond, ce qui scandalise les amateurs de télécyclisme qui, chaque année, poussent des cris d’orfraie face aux révélations de dopage, concerne moins le dévoilement d’un secret connu de tous, que l’attentat symbolique porté contre la nature strictement spectaculaire d’une jouissance de l’œil dont la réalité constitue le parfait alibi.
Quelques jours de bruit, d’indignations convenues et de résolutions tonitruantes, et on oublie tout. Jusqu’à la prochaine fois. Cela fait belle lurette que la vérité n’intéresse plus, ni la télé ni son spectateur.
Alors, pourquoi un tel ramdam ? Les émissions de télé-réalité, comme toutes celles qui manipulent quelque chose de l’ordre du réel (les news, la vie des « vrais gens », le sport, les jeux, etc…) relèvent du spectacle, de l’illusion avec effets de réels. Mais faire joyeusement le deuil de la réalité, reconnaître que celle-ci n’a qu’une fonction subsidiaire, c’est tuer la poule aux œufs d’or.
Car le pacte entre la télévision et son spectateur, la condition d’efficacité de cette fiction vraisemblable qu’elle promeut à longueur de chaînes, impose de restaurer sans cesse ce que Jean Baudrillard appelle « le principe de réalité ». Autrement dit, de ressusciter le cadavre d’un réel, son contrechamp nécessaire, qu’elle enterre 25 fois par seconde. C’est tout l’intérêt de ces faux scandales : dire que Pékin Express est une émission truquée permet surtout de réaffirmer que les autres ne le sont pas. Ce que vous voyez ailleurs est vrai, même si ailleurs, c’est encore la télévision.