Le Paris de la fin des années 70. Entre rades de Barbès, Clichy, Montmartre. Narré avec l’argot du coin, loin des titis parisiens. Et une histoire d’escroc à la petite semaine qui voit débarquer l’occasion de sa vie. Une jolie fiction d’été, un cadeau des auteurs à « Bakchich », et de « Bakchich » à ses lecteurs. Aujourd’hui les épisodes 55 et 56.
C’est l’inspecteur Bouffignac, finement surnommé Bouffi, du commissariat central du vingtième, place Gambetta, qui appela son collègue Garrin. Ils avaient sur les bras, lui dit-il en substance, une jolie jeune femme à laquelle un malade avait coupé la tête. Signe particulier : le trancheur avait opéré, selon le légiste, au moyen d’un couteau, genre cuisine ou poignard de chasse dentelé. Du coup, vu l’histoire du Bourreau d’la Butte, Bouffi s’était demandé si ça intéresserait pas Garrin d’avoir la copie du rapport, voire même de joindre les affaires. Garrin fut, dans un premier temps, moyennement enthousiaste : si on commençait à lui refiler toutes les histoires d’égorgement de Paris, il allait se retrouver avec plus de macchabs sur les bras qu’il n’y avait de curetons au Sacré Cœur. Mais quand Bouffi lui précisa que la fille décapitée était la gonzesse d’un certainNéra, trafiquant d’art bien connu en haut lieu, l’inspecteur principal Garrin eut un frisson qui lui parcourut l’échine des omoplates à la raie culière, et dit simplement à Bouffi :
- Ok, j’achète : passe-moi l’dossier de ta décolletée du cigare…
- C’est tout bon Raymond, j’t’envoie la sauce par bélino !
La femme à Fabio !… Le Bourreau d’la Butte faisait des extras dans l’est parisien, et lui fournissait un prétexte en or pour causer avec le calabrais, les yeux dans les yeux. Comme quoi, les hasards de la vie… Quoique, à bien y réfléchir, Garrin avait du mal à ne voir que du hasard, dans cette série noire. Il s’était fait un p’tit schéma perso, qui mettait en évidence les relations des protagonistes de l’affaire entre eux. Or, sur les neuf concernés, seul Lekervelec pointait sur plus de trois noms. Presque tout passait par Loïc Lekervelec, qui semblait bien être au cœur de cette histoire de merde. Et pourtant, il ne pouvait être impliqué dans aucun meurtre. Alors, le hasard, n’est-ce pas…
- Cé qué zé né comprends pas, commissario, cé qué cé vous qui traitez lé meurtre dé ma femme…
- Inspecteur, Monsieur Néra, inspecteur… C’est que votre femme a été assassinée dans des conditions qui ne sont pas sans rappeler différents meurtres ou tentatives de meurtre qui se sont déroulés dans mon secteur.
- Ma, zé vois… mais miei amici dé la préfectoure, m’ont raconté qué c’était la brigade criminelle dé Paris qui traitait lé dossier…
- C’est un peu plus compliqué, MonsieurNéra. Le juge d’instruction, Monsieur Teurman, est effectivement de la section criminelle du Parquet…
- Dou parquet ? Ma qué vous vous fissez dé moi ! Et perche pas lé carrélage !…
Garin eut une petite suée : le rital faisait péter ses relations et jouait l’indignation aux petits oignons… Et le prenait pour un con au passage. Il lui allait falloir jouer fin. Très fin.
- Non, mais, Monsieur Néra, le parquet, c’est le terme qui désigne les juges qui sont debout, qui marchent, qui enquêtent, quoi… Mais peu importe. L’important c’est que l’enquête de police soit coordonnée par une seule équipe. Et je vous rassure : nous bénéficions de tous les services de la criminelle…
- Bon, zé vous accorde lé crédit dé lé doute qué vous vous moquez pas… Ma qué lé chagrin mé fé m’emporter… Alors, qué voulez-vous sapere ?…
- Voilà, Monsieur Néra : avez-vous une quelconque idée de la dernière personne à avoir vu votre compagne vivante ?…
Garrin était presque sûr que c’était lui, Fabio Néra, à avoir vu Ginette Palatino vivante, et il pensait bien en tirer des conclusions…
- Ma, jé pense qué c’est oune artiste, qui dévait mé faire l’expertise dé peintoures… Lékervelec, qué cé son nome… Loïc Lékervelec…
Mentalement Garrin traça deux nouveaux traits sur son petit schéma. Deux lignes qui partaient de Lekervelec pour pointer vers Fabio et Gina. Deux lignes en plus, ce qui lui faisait maintenant huit lignes …

Fabio, sûr de ses protections et de sa bonne foi sur ce coup, n’avait pas hésité à raconter par le menu, à un Garrin fasciné, l’histoire des deux lavis, venant l’un de Miche et l’autre de Lulu, lavis attribués à Van Dongen, mais dont l’un était forcément faux. Et, donc, pourquoi il avait fait appel à une de ses connaissances, peintre à Montmartre, pour expertiser les lavis en question. Ce dernier avait remis son diagnostic à Gina, qui, sûrement, fut assassinée peu après. Mais Fabio ne pensait pas que Loïc pût être coupable : il n’aurait pas laissé la trace de son passage aussi bêtement… Mais de toute manière, il allait retrouver le salaud qui avait dézingué sa Gina, et « lé touer avec dé la raffinérie ». Garrin lui conseilla de laisser la police s’occuper du tueur, et lui indiqua, en prenant congé, qu’il le tiendrait au courant.
L’inspecteur croyait rêver : jamais, même dans les études de cas les plus tordues qu’il avait eu à traiter à l’Ecole Nationale de Police, il n’avait vu un tel enchevêtrement d’histoires. Et il lui manquait encore une pièce du puzzle : d’où Lulu Hortec tenait-il un vrai Van Dongen, puisque, selon ce qu’aurait déterminé Lekervelec, le lavis que Miche tenait d’Elo, et que d’ailleurs il avait été chargé de fourguer lui-même, était un faux. Cette histoire de lavis lui tournait la tête, et surtout, l’inspecteur principal Garrin ne voyait pas trop comment elle pouvait s’articuler avec les meurtres ou tentatives de meurtre ; la seule certitude, il ne sortait pas de là, était que Loïc Lekervelec était la pierre angulaire et la clé de voûte de cette cathédrale sanglante. Il en était là de ses réflexions, quand Durdan entra :
- Boss, on a une nouvelle tentative sur les bras…
- Quoi ?…
- C’est à l’hosto, la môme à Kerpourri, là, elle a encore failli s’faire taillader par l’homme à la barbe… Même qu’il a planté Vladimir Sobanski au passage.
- Le punk ? Mais qu’est-ce qu’il foutait là ?…
- Ben c’est vous, patron, qui l’avait envoyé à Lariboisière. Alors, on a pas tout compris ce qu’il nous a raconté, mais en gros il s’est paumé dans les couloirs de l’hosto et s’est retrouvé dans la chambre de la Josiane avec un médecin barbu qui lui a planté un couteau dans la cuisse…
- Un médecin barbu ?… Et on l’a chopé, ce médecin barbu ?
- Non, mais on a récupéré son schlass dans la jambe à Sobanski… Un gentil poignard commando de trente cinq centimètres, avec un côté scie, histoire de trancher dans l’vif du sujet !
- Putain Durdan, j’crois bien qu’on a un furieux sur les bras… Tu vas m’faire un relevé d’empreintes sur le poignard, et tu compareras avec tous les relevés qu’on a, chez la gamine Josy, sur Miche, chezNéra et chez la chanteuse…
- Héloïse Grandchemin ?… Mais elle, c’était pas avec la navaja à Toussaint ?…
- Fais comme j’te dis mon p’tit camarade, fais comme j’te dis : j’ai idée qu’on s’est mis l’doigt dans l’trou du cul, avec cette histoire de lame sanglante. Ah, et puis tiens, tu m’ressortiras le rapport d’autopsie de la chanteuse, justement…
- Ok Boss, c’est vous l’Boss, finit par grommeler Durdan.
Pendant que se déroulait cette passionnante conversation, Loïc Lekervelec, assis à la terrasse du Nord Sud, qui avait sorti ses tables aux premiers rayons d’avril, regardait passer les filles, dont certaines avait osé les jambes nues. Soucieux, il repensait au barbu… Quand même, il aurait dû en parler aux flics… Mais il pouvait se gourrer aussi ; et puis, il préférait essayer de régler ça tout seul : il avait trop à perdre en allant se répandre chez l’inspecteur Fouillemerde. Et du coup, il préféra évoquer Gina : en voilà une, que lorsqu’il aurait fini ses affaires avec Fabio, il allait quand même essayer d’se la coller au bout du bout…
(A suivre…)
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