Le Paris de la fin des années 70. Entre rades de Barbès, Clichy, Montmartre. Narré avec l’argot du coin, loin des titis parisiens. Et une histoire d’escroc à la petite semaine qui voit débarquer l’occasion de sa vie. Une jolie fiction d’été, un cadeau des auteurs à « Bakchich », et de « Bakchich » à ses lecteurs. Aujourd’hui les épisodes 61 et 62.
Ça f’sait un petit moment que Lulu suivait, de loin, Fabio. Il avait d’abord prévu d’le flinguer chez lui, à la papa, genre Mauser et silencieux, mais il s’était dit qu’après tout un petit assassinat d’plein air, façon règlement de compte, même si c’était signé gitan, ça laissait moins de traces. Alors il repérait les déplacements du rital, histoire d’optimiser la chose de l’tuer. Lulu finassait, et prenait plaisir à finasser : de sentirNéra à sa main, ignorant la menace et si vulnérable, ça le faisait bicher, le manouche. Ah il avait voulu le niquer, ben il allait voir, ce putain de calabrais qui serait niqué !…
Depuis bientôt une semaine qu’il le filait, camouflé en plaque d’égout et discrétos, il avait repéré que FabioNéra se rendait tous les jours, sur l’coup de trois heures d’l’aprème, dans un rade place Clichy, le Petit Poucet, et qu’il s’asseyait en terrasse, semblant attendre quelqu’un ou guetter quelque chose. Cette terrasse, se disait Lulu, c’était vraiment l’endroit idéal pour tirer un zig depuis une moto : il suffisait de descendre doucement l’avenue de Clichy, en venant de la Fourche, de tourner gentiment sur la place, devant le rade qui faisait l’angle, de lâcher la purée sur le bonhomme et de s’enquiller les Batignolles, poignée dans l’coin, direction les Ternes. Du velours. Mario, son frère piloterait, et Forain, son neveu, une gâchette en or, se chargerait d’le rafaler. Lulu, quant à lui, se posterait en terrasse, histoire de bien profiter du canardage : pour Lulu, une belle mise à mort, en public, balle au cœur ou dans la tête, jus d’aorte ou bouts d’cervelle, ça valait toutes les corridas d’Andalousie. Quand, en plus, c’était pour motifs sérieux et personnels, la satisfaction du devoir accompli se mêlait au plaisir de l’esthète.
Y avait maintenant plus de quinze jours, depuis que Lekervelec lui avait balancé Toussaint, que FabioNéra, aveuglé par la haine vengeresse, cherchait à choper l’antillais pour lui faire la peau. En bon catholique pratiquant, Fabio avait décidé que celui qui avait tué par l’épée, périrait par l’épée, et, à défaut de navaja malagueña, il se baladait avec une dague florentine attachée le long de son mollet, histoire de faire à Toussaint, une boutonnière grand format, du nombril au menton, bien profonde. S’il était bien rencardé - et il l’était - le Nègre Fou devrait tôt ou tard passer au Petit Poucet. Le tout c’était d’être patient. Mais depuis la mort de Gina, il était devenu terriblement patient.
« La moto, une Honda sept cent cinquante Four orange venait de tourner en bas de l’avenue, et a ralenti à la hauteur du café. A ce moment un homme, brun, s’est levé et s’est avancé vers un antillais qui sortait du bar par l’allée entre les tables de la terrasse. Tout en s’approchant, l’homme s’est penché et a sorti un long couteau très fin de sous son pantalon. Il s’est serré contre l’antillais et a planté son couteau dans son ventre et il a remonté jusqu’au cœur. Alors, le passager de la Honda, qui avait un revolver dans la main, est descendu de la moto et a commencé à tirer sur l’homme avec le couteau. Il a tiré trois fois, et les balles ont traversé le corps de l’homme au couteau et celui de l’antillais. Tous les deux sont tombés sur une femme qui s’est mise à hurler. Alors deux autres antillais, qui étaient derrière le premier, celui qui avait été poignardé, ont sorti des pistolets mitrailleurs de leurs vestes, et ils se sont mis à tirer sur le passager de la moto avant qu’il soit remonté dessus, puis sur le conducteur qui commençait à partir sur le boulevard des Batignolles. C’est alors que la moto a zigzagué et a percuté un homme barbu qui traversait le boulevard. Puis un autre homme, qui était assis à la terrasse, derrière l’homme au poignard, s’est levé, a sorti un petit pistolet de sa poche et il a tiré à son tour sur les deux antillais qui sont tombés à côté des premiers morts. L’homme s’est mis à courir vers la moto qui était couchée sur son conducteur, et s’est agenouillé près de lui en pleurant. C’est alors que l’homme barbu que la moto avait percuté et qui s’était relevé en se tenant la jambe, s’est penché vers l’homme au petit pistolet, a sorti un gros poignard de sous sa veste, l’a attrapé par les cheveux et l’a égorgé si fort que sa tête a basculé en arrière. Elle ne tenait plus au corps que par la nuque. »
Garrin, se tut, soupira, posa la feuille dactylographiée sur le bureau et la tourna vers Jeannot, le loufiat du Petit Poucet :
- Bon, voilà. Si vous n’avez rien d’autre à ajouter, signez ici…
Garrin reposa sa gomme Mallat à demi mangée, se cura le nez, et en tira un poil enrobé, tellement cette histoire lui avait encombré les naseaux. Édouard Garrin était énervé… Lulu, Mario et Forain Hortec, les plus pourris des manouches, FabioNéra, le plus rital des pourris, Toussaint et ses ouailles, les plus antillais des ordures, tout ce beau monde avait choisi de calancher sur son territoire, dans l’dix huitième, place Clichy, à deux pas d’la butte où sévissait ce putain d’fumier de Lekervelec, seul trait d’union entre ces Messieurs et ces Mesdames égorgées façon mouton, même pas Halal. Pour autant l’inspecteur principal Garrin, n’arrivait pas vraiment à lui en vouloir : en un sens , Loïc Lekervelec, si, comme le supputait Garrin, même sans l’vouloir, était à l’origine de cette après midi de la Saint Barthélémy, il avait quand même réussi à débarrasser la capitale d’un flopée de malfaisants. C’est donc avec un subtil mélange de curiosité malsaine et de condescendance pateline qu’il attendait la déposition de Loïc Lekervelec. En même temps, l’inspecteur principal Garrin espérait bien, sournoisement, apprendre où en étaient de leur relation le peintre et la serveuse, Loïc et Josy, pour laquelle le flic avait un penchant gaullien, vu qu’il portait à droite… Et puis, aussi, il y avait cette histoire de barbu… Drôle d’histoire… Enfin, drôle… Fallait voir.
- Bon, Lekervelec, j’vais pas te la jouer façon chat et la souris : je sais pas ce que tu as pu raconter à tous ces messieurs d’la faisanderie, mais toujours est-il qu’aujourd’hui Paname est en deuil d’une bonne partie de sa fine fleur truandesque… Chuuut ! Tais-toi… je sais c’que tu vas évoquer : j’suis pas dans l’coup, m’sieur l’inspecteur, j’y suis pour rien, c’est pas moi et tout l’toutim… Alors, j’vais t’dire, Kerpourri, ferme ta gueule et écoute moi. J’vais t’raconter une histoire, mon con… Un histoire qu’à la fin, juste t’auras à me dire oui ou non. D’accord ?
- Mais, m’sieur l’inspecteur, j’comprends pas… C’est quoi cette histoire ?…
- Ta gueule. Et écoute moi. Voilà : tu as voulu jouer à Magic Color et te lancer dans le faux et usage de faux façon Machin… Van Dongen, ça t’a inspiré… Et du coup t’as voulu l’faire façon caïd… Quand la chanteuse, Elo, t’as confié son lavis, t’as pété un câble, et tu t’es vu millionnaire rapidos, multipliant les p’tits pains plus balaize que Jésus. Mais voilà, t’as eu affaire à des gros méchants bien mauvais… Et , par le fait, tes potes et tes potesses ont morflé…
- Mais ça n’a rien à voir, m’sieur l’inspecteur… Fabio, Hortec et tout ça, ça n’a rien à voir avec Josy et Vlad… Merde, à la fin, quoi…
- Je sais, Lekervelec, je sais… Et tu le sais aussi. Mais dis-moi, camarade, quand tu m’as dit que le barbu de la mort qui tue, celui qui a saigné Josy et qui vous a planté, le punk et toi, et les autres aussi, Elo et Miche, quand tu m’as dit que tu l’connaissais pas, connard de merde, tu crois pas que tu chiais un peu dans la colle ?… Non ?…
- J’vois pas c’que vous voulez dire, commissaire, j’vois pas…
- Inspecteur, connard, inspecteur… Alors ce que je veux dire, enflure, c’est que le barbu, tu l’connais. Trop, même, tu l’connais… C’est ton pote punk qui nous a mis sur l’coup… Comme quoi ! Parce que lui, le barbu, il l’a reconnu, et même que je comprends pas que tu l’aies pas reconnu, toi aussi, chez Josy, vu que t’étais quand même le premier concerné, non ?… Tiens, voilà des photos… regarde… Y a des vielles coupures de presse qu’on a retrouvé chez toi, et puis celle-là, prise il y a trois jours, pour l’anthropométrie, quand on l’a chopé, le barbudos… Il a pris un coup d’vieux, hein… N’empêche, c’est bien lui… Avec une petite vingtaine dans les gencives, mais quand même… non ?
- Oui…
- Ben oui, j’le reconnais…
- Alors, vas-y, crache le, putain d’bordel de merde de raclure d’bidet de Lekervécouille de chiasse de merde.
- Oui… Tonton Louis… c’est lui.
(A suivre…)
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