Le Paris de la fin des années 70. Entre rades de Barbès, Clichy, Montmartre. Narré avec l’argot du coin, loin des titis parisiens. Et une histoire d’escroc à la petite semaine qui voit débarquer l’occasion de sa vie. Une jolie fiction d’été, un cadeau des auteurs à « Bakchich », et de « Bakchich » à ses lecteurs. Aujourd’hui les épisodes 47 et 48.
En sortant de chez Fabio, Lekervelec enfila la rue de la Réunion pour rejoindre le métro Avron, direct pour Barbes. En marchant, Loïc le Magnifique, Loïc l’Epique, Loïc le Fantastique, Loïc pensait. Et Loïc ourdissait un nouveau plan de merde bien pourri, dont il était encore une fois persuadé, que, cette fois, c’était le bon. Son idée c’était qu’il allait faire disparaître un des deux faux lavis, et remettre le vrai dans le circuit en le désignant à Fabio comme étant le vrai. Ce qu’il serait, par le fait… Il lui restait à déterminer lequel il allait supprimer, sachant qu’il condamnait automatiquement le présumé propriétaire : Miche ou Lulu, l’un ou l’autre allait y passer, si Fabio tenait sa promesse. Et Fabio, c’était plutôt l’homme de parole.
Loïc se mit donc à réfléchir posément. D’abord, il avait noté, discrètement, que Fabio avait repéré les lavis d’une petite marque au dos de chacun. Le rital ne s’était pas trop cassé le fion pour les distinguer, puisqu’il avait simplement mis un petit « l « et un petit « m », dont Loïc, perspicace, avait supposé, non sans raison, qu’il s’agissait des initiales de Lulu et Miche. Ensuite, il commença à se demander qui il allait sacrifier. Lulu Hortec était, de loin, celui qui présentait plus de danger vivant que mort. Même comme ami, Lulu c’était un nid de crotale à lui tout seul, alors s’il venait à apprendre que Loïc expertisait le Van Dongen supposé authentique qu’il lui avait lui-même remis, il risquait d’y avoir de la merde dans l’ventilateur ! La voie de la sagesse lui commandait de désigner Lulu comme l’heureux possesseur du faux Van Dongen. Mais d’un autre côté, alors qu’il pouvait revendiquer auprès de Lulu la propriété finale du dessin original, Miche, elle, se considérait comme l’unique dépositaire, et propriétaire même, du lavis confié par Elo. Et la Miche, il la connaissait, elle lui ferait un superbe bras d’honneur s’il essayait de récupérer ne serait-ce qu’une infime partie de la caution engloutie par Elo.
Le dilemme était donc le suivant : soit il jouait la carte Miche, et il se débarrassait d’un gros danger potentiel mais perdait à jamais l’espoir de gratter un peu de thune dans cette histoire à la con ; soit il jouait la carte Lulu, et il pouvait espérer un truand-agreement avec Lulu, où il perdrait pas toutes ses billes. Mais il faisait zigouiller Miche la Gratouille, une brave gouinasse qui lui avait rien fait. Le choix était cornélien et la décision racinienne : le drame qui se nouait devait aboutir à une tragédie. Et Lekervelec était bien emmerdé. Et soudain, alors qu’il approchait du carrefour de la rue d’Avron et de la rue Planchat Loïc Lekervelec, peintre de cul et crapule de fantaisie, Loïc eut une révélation : il avait le pouvoir de vie et de mort sur deux personnes, deux êtres humains comme lui, deux créatures de Dieu… la tête lui tourna un peu : sa nouvelle condition de démiurge lui montait à la cervelle, et il faillit s’évanouir. Il retint sa respiration, devint tout rouge et péta un coup : tout de suite ça alla nettement mieux.
L’inspecteur principal Garrin regardait, songeur, les uniformes se mouvoir doucement dans la lueur fragile du petit matin blafard. C’est très précisément ce que pensait Garrin : « les uniformes se meuvent dans la lueur fragile du petit matin blafard ». Le flic sentait monter en lui l’âme du poète. Sauf que, dans le bosquet derrière Notre Dame de Clignancourt, l’église de Jules Joffrin, la poésie avait tourné Grand Guignol et flaque de sang. Dans ce coin, les bagarres de clodos avinés n’étaient pas rares, et l’raisin qui y coulait ne devait rien à la vigne de Montmartre. Mais quand même, là, force était de reconnaître que la pauv’cloche qui s’était fait trucidée avait été proprement saignée, à croire qu’elle devait servir de plat de résistance à un repas hallal ! Et du coup le buis du bosquet ne puait plus la pisse de chat des jardins de curés, mais rappelait plutôt l’odeur délicate des abattoirs de Vaugirard ! Garrin se demandait comment les cognes pouvaient vaquer autour du cadavre sans dégueuler ; lui-même, malgré la poésie, avait le vomi au bord des lèvres, et il aurait pas fallu grand-chose pour que ça se terminât en gerbe avec des morceaux de vrai croissant de chez Painbouin !
Le médecin légiste, qui était suisse d’origine, se releva lentement, ôta ses gants latex, et vint retrouver Garrin qui s’était un peu éloigné du bosquet de la mort. - Et bien, inspecteur, vous voilà avec la deuxième décapitée de l’année ! Encore un beau décollement de racines !
- Ok, Bib, merci pour le diagnostic ! Sinon, et à part ça, vous avez un début de commencement d’idée sur la personnalité d’la victime et le comment du truc ?…
- Ben, la personnalité… disons qu’elle est plutôt forte, la personnalité… Et nue comme la pomme à Guillaume Tell… Une femme, la petite cinquantaine d’années et la grosse septantaine de kilos… surtout en poitrine, d’ailleurs les kilos. Et vu ses petites jambes toutes maigres, on peut craindre qu’elle buvait…
- Craindre ?… Pourquoi, vous pensez qu’elle est calanchée d’une cirrhose et qu’elle est malencontreusement tombée sur une lame de guillotine ?…
C’est une façon de parler, inspecteur, une figure de style, une espèce d’antiphrase, en quelque sorte… Mais le fait est, que les p’tites jambes-gros seins sont souvent le fait d’alcooliques… En attendant je vous confirme qu’elle est a bien été égorgée, présentement peut-être avec un couteau de boucher ou un poignard de chasse… Quant à savoir si elle a été assommée avant, j’ai idée que seule l’autopsie pourra le dire…
- Putain, si les cloches pattes commencent à faire du safari avec leurs gonzesses, on est mal barré…
- Mais c’est pas une clocharde, inspecteur. Elle est propre comme un oignon, et a un bracelet serpent en argent massif qui vaut bien un compte à Genève !
Un bracelet serpent… Garrin fronça les sourcils. Où avait-il déjà vu un bracelet serpent, récemment ?… Il se concentra, mais rien ne lui revint en mémoire. Il s’approcha, non sans réticence, du cadavre pas exquis affalé dans le petit bosquet. La tête de la femme était, comme pour Héloïse Grandchemin, nettement séparée du corps, et peu reconnaissable sous cet angle de vue. Soudain l’inspecteur principal Garrin se souvint, pour le bracelet. Même qu’il s’était fait la réflexion qu’un bracelet de ce poids, ça devait coûter un max, et qu’il fallait déjà avoir d’la viande après l’os pour le porter, un machin pareil ! Et il se rappela comment, un peu irritée par les questions vicelardes qu’il lui posait, Micheline Ditard l’avait nerveusement tripoté, le bracelet serpent. (à suivre)
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