Le Paris de la fin des années 70. Entre rades de Barbès, Clichy, Montmartre. Narré avec l’argot du coin, loin des titis parisiens. Et une histoire d’escroc à la petite semaine qui voit débarquer l’occasion de sa vie. Une jolie fiction d’été, un cadeau des auteurs à « Bakchich », et de « Bakchich » à ses lecteurs. Aujourd’hui les épisodes 51 et 52.
Josy avait été transportée en urgence à Lariboisière : le couteau avait juste glissé sur la carotide, sans l’entamer, et seule la pointe avait un peu abîmé le cou, à la base de l’oreille. Le pronostic était donc plutôt pas trop merdique, et le chirurgien qui la recousit essaya de lui faire des points serrés tout fins tout menus, histoire que sa cicatrice finisse, avec l’âge, par se confondre avec la fameuse ride du cou, qui fait bien chier les femmes à l’approche de l’époque ridale ! Josy - pauvre agnelle - était donc condamnée à être belle en vieillissant, ce qui n’est, malgré tout, pas donné à tout l’monde !
Loïc Lekervelec était complètement désemparé, du coup. Et bien effrayé, aussi. Il avait échoué dans un meublé du côté de Stalingrad, où il dilapidait les quelques milliers de francs qu’il lui restait de solde du livret à Josy. Il n’avait pas osé reprendre contact avec Fabio, ni avec Lulu. Les flics, Garrin et Durdan, lui avait narré la triste fin de Miche, et avec la tentative avortée sur Josy, Loïc avait comme du vague à l’âme et l’moral au fond du slop. Une chose, quand même, intriguait bien les condés, et ils ne manquèrent pas de lui en faire part, avec délicatesse, bien sûr. Ce fut Garrin, qui attaqua :
- Ya un truc, quand même qui m’fout les glandes dans l’cul, Lekervelec, c’est qu’on a l’impression que tout tourne autour de toi, mais que pourtant t’es jamais dans l’coup. Parce que, quand même, pour la chanteuse et la Miche, y a bien du lien entre elles et des connaissances cheloues autour d’elles, Hortec,Néra et consort. Mais pour ta copine, là, merde, y a que toi comme lien avec Héloïse Grandchemin et Micheline Ditard. T’es comme qui dirait un peu le trait d’union d’la mort, Lekervelec…
- Faut pas rigoler avec ça inspecteur, faut pas… Et puis vous allusez à la légère, j’regrette, parce que Josy elle connaît aussi FabioNéra et Lulu Hortec, puisqu’ils sont clients aux P’tit Bat’, où elle fait l’service, le matin…
Au moment même où il prononça ces derniers mots Loïc eut comme une envie d’les ravaler, d’les effacer de la mémoire de Garrin et Durdan, là, tout d’suite. Il essaya de se rattraper aux branches :
- Enfin, quand j’dis qu’elle les connaît, enfin, je suppose… j’imagine… je suppute… Vu qu’elle les servait, elle devait bien échanger des p’tits mots avec eux, un p’tit bonjour par ci, un p’tit ça va par là…
Durdan prit la parole, à son tour :
- Te fatigue pas, connard : on va se payer une convoc’ géné pour tout c’beau monde dès que ta souris sera sur pied. Et j’vais t’dire une nouvelle qui va t’faire plaisir : tu s’ras invité d’honneur…. Et si avec la batterie d’questions qu’on va vous abreuver avec, y en a pas un qui s’coupe ou qui balance, j’suis plus flic, parole. Et te marre pas quand j’cause.
Loïc ne souriait absolument pas, et n’en avait d’ailleurs aucune envie. Pourtant il se reçut quand même une mandale de première. Garrin tança son subordonné :
- Dudur, calme-toi… Mr Lekervelec ne penserait pas un seul instant à se foutre not’ gueule… Excuse-le, mais l’inspecteur Durdan a parfois le verbe haut et le geste vif… c’est d’ailleurs pour ça qu’il n’est qu’inspecteur, et pas principal ! Mais moi qui le suis, principal, je confirme la réunion au sommet… enfin si tout l’monde est encore en vie, parce qu’après les bonnes femmes, notre ami le tueur pourrait bien s’en prendre aux bonshommes, non ?… Ah, j’oubliais : j’vais aussi inviter Toussaint, à la confrontation générale. Il paraît qu’il te cherche… comme ça vous pourrez vous causer. Alors, content ?

Comme Loïc l’avait indiqué lors de son interrogatoire, et que Josy le confirma au réveil de son opération, l’homme au bras planté portait une perruque et, vraisemblablement, une barbe postiche. D’ailleurs la perruque avait tourné lors de la bagarre avec Josy, et Loïc n’aperçut que la moitié d’un visage barbu, auquel il fut bien incapable de donner un âge ou un signalement. Tout juste Josy et lui s’accordèrent-ils à lui trouver une corpulence forte pour une taille plutôt moyenne. Bref, le meurtrier, si tant est que ce fût bien le même homme qui avait trucidé Elo et Miche et tenté de trancher la gorge à Josy, pouvait être n’importe qui et tout le monde. C’est du moins la conclusion que tira le juge Teurman, à la lecture de la synthèse que lui fit l’inspecteur principal Garrin de ce que les journaux avaient fini par appeler l’affaire du « Bourreau de la Butte ».
Pourtant, Teurman n’était pas favorable à la confrontation générale programmée par Garrin : trop de suspects tuent le suspect, proférait-il doctement, et, pour lui, cette espèce de grand déballage ne pouvait que produire encore plus de confusion. C’est pourquoi il refusa de la cautionner, renvoyant la police au procureur, pour en obtenir le feu vert. Pour Garrin, vu le bordel que commençait à faire cette histoire, cette autorisation lui paraissait relever de la formalité, genre prolongation de garde à vue. C’est pourquoi, lorsque la réponse du proc’ lui arriva, il en tomba sur l’cul : il n’était pas question de « convoquer pour une enquête dans laquelle il n’apparaissait pas qu’ils pussent être impliqués, de quelque sorte que ce fusse, Messieurs Lucien Raymond Hortec et Fabio Matteo EnzoNéra ». Outre un usage hasardeux et superfétatoire du subjonctif, la note laissait nettement entendre aux flics zélés de lâcher les baskets à d’honnêtes citoyens qui n’avaient pas à frayer avec des raclures d’égout comme Toussaint ou même Lekervelec.
La loi étant la loi, l’inspecteur principal Garrin mis sa convoc’ géné’ dans son tiroir, le ferma à clé et fit avaler celle-ci par Frantz, le doberman du Trianon, un gros con de dog qui bouffait tout c’qu’on lui balançait avec un peu de persuasion. C’est dire si l’inspecteur principal était contrarié ! N’empêche qu’il ne se privait pas d’envisager de convoquer quand même, à titre de témoins, les citoyens en question : c’est pas parce que le haut du panier d’la pègre chie dans les allées du pouvoir, que la police républicaine doit lui torcher l’cul avec la langue. Garrin était homme de convictions, et ça allait dépoter. Parole de flic.
C’est comme ça que le vrai gros bordel commença. Parce que quelque part du côté de Montmartre, un cogne un peu obtus et idéaliste, se prit un jour pour l’inspecteur Harry, et crut qu’il pouvait mettre au pas des truands prospères. Et c’est pour ça que Loïc Lekervelec vit, encore une fois, son destin basculer dans les eaux troubles de la misère humaine et du bouillon d’onze heures. Parce que Garrin ne l’avait pas prévenu du changement de programme, Loïc. Personne ne le prévenait jamais de rien, d’ailleurs. Toujours jamais.
(A suivre…)
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