Le Paris de la fin des années 70. Entre rades de Barbès, Clichy, Montmartre. Narré avec l’argot du coin, loin des titis parisiens. Et une histoire d’escroc à la petite semaine qui voit débarquer l’occasion de sa vie. Une jolie fiction d’été, un cadeau des auteurs à « Bakchich », et de « Bakchich » à ses lecteurs. Aujourd’hui les épisodes 53 et 54.
Loïc Lekervelec avait menti à Garrin. Oh, pas un gros mensonge, mais tout de même. En fait, c’était un demi mensonge : pour le coup de la perruque du mec au couteau planté, et bien la perruque n’était pas à demi tournée. Elle n’était pas tournée du tout. Ce qui fait que c’était un demi mensonge. Loïc mettait parfois en œuvre des manières de raisonnement qui sans être tout à fait de l’ordre du sophisme, tutoyaient quand même la mauvaise foi, surtout quand il s’agissait de justifier ses propres turpitudes. Mais comme ça, ça lui avait évité de dire à Garrin que, le type au couteau, il l’avait un peu reconnu quand même. Oh, il était pas tout à fait sûr, mais presque… Et vu le type qu’il pensait avoir reconnu, malgré la barbe, fausse, qui lui changeait bien le visage, il avait préféré ne rien dire à l’inspecteur. Des fois que.
Josy, tout à se débattre et se défendre, n’avait pas vraiment vu le visage de son agresseur, et quand bien même l’aurait-elle vu, qu’elle ne l’aurait probablement pas reconnu. Parce que quand même, une barbe, ça vous change un bonhomme… Loïc était donc probablement le seul à pouvoir reconnaître le type qui était peut-être le « Bourreau de la Butte ». Et il n’en était pas plus fier pour autant. Au contraire. Mais du coup, c’est le cœur léger et l’âme sereine qu’il prit rendez-vous avec Fabio pour lui présenter le pseudo résultat de sa pseudo expertise des lavis.
Il avait, sans peine, reproduit le petit « l » de l’exemplaire à Lulu au dos du vrai Van Dongen, et détruit le faux qu’il avait lui-même refilé au manouche. Si tout allait bien, Fabio allait casquer Lulu qui allait casquer Loïc et la boucle serait bouclée. Plus la petite prime promise pour son expertise, Lekervelec pouvait espérer s’en tirer avec un petit pactole. En plus, Miche, déjà morte, ne serait pas victime de la promesse du rital. Si tout allait bien, tout devait bien s’passer. Et, pensait Loïc le Stoïque, il n’y avait aucune raison pour que tout n’aille pas bien, maintenant.
Il sonna chez Fabio, et comme lors de sa première visite, c’est Gina qui le reçut. Elle avait troqué son chemisier-deux-tailles-en-dessous et sa micro jupe pour une sobrissime robe bleu roi fendue haut sur la cuisse, assortie de sandales à plateau rouge cerise de la maison Carel. « Toujours le bon goût », s’attendrit Loïc qui devint tout dur. Comme Fabio avait eu un contre temps, Gina lui proposa de l’attendre dans le salon :
- Et si tu veux, j’te sers un rye à ma façon : ça nous f’ra tuer l’temps, vu que d’habitude c’est lui qui tue, l’temps !
- Mais mais mais, bégaya Loïc, vous n’avez plus d’accent ?!… Vous n’êtes pas italienne, alors ?… - Mais remets-toi mon loup, remets-toi ! Bien sûr que si qu’j’suis ritale… par ma mère…
- Ah, merde alors… si j’pouvais m’douter…
- Mon vieux c’était un kabyle, un putain d’crouille resté scotché chez Citron après l’indépendance… Alors il a marida Louisa, ma mère, qui faisait des ménages en France ; il lui a fait une fille, et s’est remarida, parce qu’il était croyant, avec une blédarde. Ma mère ça lui a tourné les sangs, et elle est repartie en Lombardie avec sa petite Ginou de 10 ans, c’est à dire moi. Ginette Palatino, dite Ginou, dite Gina. Je ne parle la langue qu’avec Fabio : il préfère, il dit que ça lui rappelle les oliviers. Moi ça me rappelle juste le campari … Avec ses olives on s’est fait notre petit apéro, et voilà !
Visiblement Gina avait du retard de tchatche sur les cordes vocales… Le problème, pour Loïc, c’est qu’elle avait aussi du retard d’affection du côté des muqueuses, ce qui faisait qu’elle devenait franchement entreprenante côté jardin ! Mais, pendant qu’elle lui parlait sous le nez, collée à le frotter, il entendait encore Fabio : « célui qui la touche, zé lé toue ». Il avait beau avoir le feu aux joues et à la bite, son instinct de survie lui fit sagement adopter la seule attitude raisonnable : se dégageant de la promiscuité lascive de l’italo-berbère, il posa l’enveloppe aux lavis sur la table du salon et prit poliment congé :
- Bon, ben vous direz à Fabio que voilà, je lui rends ses papiers ; j’ai mis un petit mot pour lui dire lequel il faut garder. Il comprendra… Au revoir…
- Ma, fils de putana, tou mé laisses lé cou en flammes ! Va fanculo !
Apparemment, Ginou était fâchée. Avec l’accent.

L’inspecteur Garrin informa le juge Teurman de la fin de non recevoir qu’il avait reçu du procureur, et en profita pour lui demander s’il continuait de garder Vlad, vu que son acte d’accusation s’était vidé plus vite que le CCP d’un smicard en décembre. Le juge ne trouva pas grand-chose à y opposer, sinon qu’un petit passage par la case psychiatrie ne lui paraissait pas superflu. Garrin lui dit qu’il allait voir s’ils pouvaient l’prendre en médecine de jour à Lariboisière, et qu’il aviserait alors.
C’est comme ça que par un petit matin d’avril, Vlad, tout éberlué et un peu hébété, se retrouva sur l’trottoir de la rue de Clignancourt, avec dans la main un bulletin d’hospitalisation de jour à Lariboisière et aux lèvres un doux sourire. Car en taule, Vlad était devenu comme tout doux. Un peu cassé, mais tout doux. Il descendit jusqu’au Nord Sud, où il commanda un demi. La bière lui fit aussitôt tourner la tête, lui qui, avant, pouvait s’enfiler douze douzaines de cannettes sans broncher… Il entreprit de se faire mettre au parfum des nouvelles du quartier par Gégé ; c’est par lui qu’il apprit le meurtre de Miche et la tentative sur Josy. Du coup, il commença à comprendre pourquoi les lardus l’avaient relâché : l’assassin, c’était pas lui… Ce dont il avait fini par douter, tant ils avaient insisté pour que ce soit lui. Mais maintenant, tout ça c’était fini, le cauchemar d’Elo dans sa maison, la peur des claques à Casse Trogne, les questions, en pleine nuit, de Garrin et Durdan… Même le chichon, il n’en avait plus besoin, puisqu’il était devenu tout doux dans sa tête… Vlad était salement sonné, et c’est avec un regard triste que Gégé le regarda sortir du Nord Sud, tandis qu’il vidait le verre qu’il n’avait même pas fini.
A la consult’ à Lariboisière, on lui prescrit tout un tas de médocs qu’il devait aller chercher lui-même à la pharmaco de l’hosto. La pharmacie, à Lariboisière, pour ceux qui connaissent, c’est facile : elle est au premier sous-sol, juste après la radiographie… Mais pour ceux qui connaissent pas, et qui sont un peu barrés, comme Vlad, c’est pas gagné. C’est pour ça que le Crestman se retrouva à déambuler dans un couloir beige clair, en demandant dans chaque chambre ouverte où était la pharmacie. Et c’est comme ça qu’il se retrouva devant la chambre où Josy était soignée. Elle dormait et il ne la reconnut pas tout de suite, surtout que le médecin en blouse blanche, qui était penché sur elle, lui cachait la moitié du visage. Puis la connexion se fit, les souvenirs visuels se superposèrent à l’histoire que Gégé lui avait raconté, la veille et il sut que c’était Josy, qui était là, hospitalisée à Lariboisière, comme lui, suite au coup de couteau de l’assassin des autres. Comme il était devenu tout doux, il s’approcha tout doucement pour ne pas déranger le toubib qui devait soigner le cou de Josy. Il souriait d’avance à la bonne surprise qu’il allait faire à Josy. Le médecin, qui dut sentir la présence de Vlad dans son dos, se retourna brusquement. Il avait une drôle de barbe, pour un médecin, et avait un scalpel comme Vlad n’en avait jamais vu : c’était un grand couteau dentelé qu’il tenait juste au-dessus de la gorge à Josy. Le toubib grommela « connard » et s’avança vers le punk, le couteau en avant en se mettant à gueuler :
- Connard, connard… je vais te piquer et après je la saignerai, cette chienne de salope !…
Josy se réveilla en hurlant… L’homme, lui jeta un regard mauvais, hésita un instant, balança son couteau en direction du punk qu’il planta dans le gras de la cuisse, se précipita vers la porte de la chambre et sortit, en laissant Vlad abasourdi, avec un poignard dans la jambe.
Au même moment, rue de la Réunion, dans le vingtième, Fabio Néra hurlait devant une robe bleue sans tête.
(à suivre…)
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