En 2004, la RATP a voulu se donner des frissons. S’aventurer loin de la banlieue parisienne et répondre à des appels d’offres exotiques. Ce qui l’a conduit à exploiter des bus au Maroc. Résultat, selon un document interne à la Régie : un magnifique fiasco de plusieurs millions d’euros.
Un tel aveu de la part de la RATP est exceptionnel. Présidée par l’ex directeur de cabinet de Villepin à Matignon, Pierre Mongin – qui a succédé à Anne-Marie Idrac, ex-député UDF et aujourd’hui sous-ministre du Commerce extérieur - cette super administration légèrement autiste est une adepte du silence radio quand la presse se montre trop curieuse. Mais cette fois, sur son site internet, la Régie avoue d’emblée que depuis 2004, elle s’est fourrée dans un vilain guêpier à Casablanca, au Maroc, en allant faire joujou avec une compagnie de bus, M’Dina Bus. Ah, si seulement ses problèmes se résumaient en un immense chaos ambulant : autobus surchargés et passagers en colère ! Hélas, il y a bien plus grave… « L’absence de régulation efficace de la concurrence pesant sur ses résultats, M’Dina Bus n’atteint pas l’équilibre financier requis », écrit pudiquement la RATP.
Chiffrer le fiasco serait sans doute trop douloureux pour le contribuable. La facture de ses investissements foireux, la boîte publique les garde pour elle. Fort heureusement Bakchich est tombé sur un document interne. L’an passé, sa direction a reconnu devant les syndicats maison avoir dû provisionner « 7 millions d’euros » pour couvrir les pertes d’exploitation et les créances non recouvrés. Pas mal… Tout avait pourtant bien débuté en 2003. Lassée de loucher sur la banlieue parisienne pour seul horizon, la RATP rêve de soleil. Alors dirigée par Jean-Paul Bailly, l’actuel patron de La Poste, le monopole des transports parisien décide d’exporter son savoir-faire unique. Direction Casablanca, où les autorités locales cherchent un repreneur à la RATC – ça ne s’invente pas - la chaotique Régie autonome des transports de Casablanca, une des nombreuses sociétés à exploiter l’anarchique réseau de bus de la capitale économique marocaine.
Pour répondre à l’appel d’offre, le Français crée sur place M’dina Bus en s’associant à un exploitant de bus locaux, Khalid Chrouate (60 %) et à la grosse banque marocaine Finance.com du groupe BMCE Bank (20 %). La “R’TAP“ comme on dit à Paname, ne possède que 20 %, mais sûre de remettre en ordre une ex RATC qui « part en quenouille », elle se place comme chef de file. Fin 2004, explosion de joie au siège parisien de l’entreprise publique, quai de la Rapée. La filiale marocaine a décroché le marché pour 15 ans en battant, s’il vous plaît, un géant privé du transport, le groupe Veolia. Lequel ricane aujourd’hui. Il est des défaites qui ressemblent à des victoires. Car au bout de quatre ans, le beau contrat de Casablanca est devenu « une épine dans le pied » reconnaît la Régie. Motivée par la promesse des autorités de récupérer fin 2009 le monopole des bus au détriment de huit autres sociétés, M’dina Bus a investi à tour de bras, environ 12 millions d’euros selon une estimation à la louche. La flotte doit passer d’une trentaine à 1 000 bus et compte aujourd’hui plus de 4 000 salariés.
La boîte recycle une série de vieux autobus envoyés par la RATP et en commande surtout des neufs : 800, à assembler au Maroc, histoire de faire travailler les carrossiers locaux. Pleine d’appétit, M’dina Bus rachète même début 2007 un de ses concurrents, Rahabus, criblé de dettes. Le hic, c’est que la greffe de savoir-faire hexagonal prend plus lentement que prévu. Ingrat face aux efforts accomplis, cet habitant avoue, à l’instar de nombreux Casablancais, « préférer les taxis collectifs. C’est moins bondé, et on sait à peu près à quelle heure on arrive ». Certes, peu à peu, les conducteurs se sont aguerris et on risque moins sa vie. « Les chauffeurs recrutés par M’dina bus ont des permis neufs et ne bénéficient pas de formation continue, notait le quotidien marocain Le Matin il y a deux ans. Résultat : 18 morts en une année et demie ». Mais prendre un bus aux couleurs de la RATP à Casablanca reste une aventure. Et un sujet de friction. Début 2008, l’ambiance a sérieusement chauffé chez les étudiants en raison du prix trop élevé des abonnements. La raison de ce souk ?
C’est tout simple. « Nous avons signé un contrat avec les pouvoirs publics qui ne respectent pas les engagements qu’ils avaient pris, qu’il s’agisse du ministère de l’Intérieur ou de la mairie de Casablanca » accuse en interne ce dirigeant de la RATP. Les autorités marocaines seraient mauvais payeurs, rechignant notamment à financer les tarifs scolaires. Las, même la visite, en 2006, d’Anne-Marie Idrac, alors patronne de l’entreprise chez le Premier ministre marocain n’a servi à rien. Du coup, aujourd’hui, « la RATP se demande si elle ne va pas quitter le navire en 2009 », indique-t-on au siège.
Tout mettre sur le compte des pratiques compliquées du royaume enchanté de Mohammed VI serait trop facile. Penaud, Jean-Marc Janaillac, le patron de RATP Développement — la filiale dédiée aux aventures hors d’Ile de France — a bien volontiers convenu de la naïveté de la direction devant les syndicats, ce qui est un exploit méritoire pour un énarque. « Nous avons sans doute sous-estimé le caractère culturel de l’environnement marocain, qui n’est pas tout à fait conforme à ce dont nous avons l’habitude en France, ou même plus largement en Europe ! », convient-il benoîtement. Avant de s’engager dans cette aventure casablancaise, peut-être les crânes d’œuf de la RATP auraient-il pu profiter de la grande expérience du Maghreb acquise par ce responsable d’une de leurs filiales. Lequel peine à réprimer ses sarcasmes. « Avec la Tunisie, c’est un vrai labyrinthe, rigole-t-il. Les Algériens ne nous aiment pas mais finissent toujours par payer. Avec les Marocains, c’est différents. Ils sont extrêmement chaleureux mais n’ont jamais d’argent pour payer… » Voilà qui vaut toutes les études de marché.
Pour la RATP qui traîne une copieuse dette de plus de plus de 4 milliards d’euros, le bilan marocain ne se résume pas seulement aux 7 millions d’euros de pertes anticipés. La Régie a dû réinjecter 80 millions d’euros dans les caisses de sa filiale RATP Développement. Certes, il s’agit aussi de financer les nombreuses excursions à l’étranger du « service public à la parisienne » comme à Florence, en Italie, en Afrique du Sud ou à Trinidad et Tobago. Ce qui fait tousser ses concurrents du privé, mais aussi plusieurs élus.
Car, la RATP fonctionnant grâce aux subsides versés par la Région Ile de France, par la vente des tickets aux usagers et par une contribution des entreprises, on peut se demander si elle ne ferait pas mieux de se préoccuper d’abord d’améliorer le sort des voyageurs pris en sardine dans le RER A, le RER B, sur la ligne 13 du métro parisien etc. Voilà de quoi intéresser la Cour des comptes, lancée dans une enquête de routine sur cette belle entreprise publique.