L’obsession sécuritaire a porté ses fruits. Les patriotes au pouvoir ont établi l’ordre dans les villes bourgeoises. Les braves gens vivent et travaillent en toute tranquillité.
C’est l’été. Ville calme sous un ciel de plomb. La brave dame s’en va faire ses courses. Les trottoirs brillent dans la lumière estivale. Quelle propreté ! Elle se souvient du dernier enfant ayant eu l’audace de pisser contre un arbre. Derrière le platane : un agent de police. Le gamin en a pris pour son grade et son père une amende bien salée. Le gosse a mal tourné : trois mois de taule pour avoir lancé un caillou sur des policiers. Heureusement, ils n’ont pas été blessés. Sale mioche mal élevé : on a bien fait de supprimer les allocs aux parents démissionnaires.
Tiens, un sac ! C’est la folle qui a encore préparé des vêtements pour les Roms. Elle perd complètement la tête. Autrefois, les Roms passaient là, sourire aux lèvres, munis de vieilles poussettes où ils entassaient ce qu’ils trouvaient dans les rues, dans les poubelles, et ce que des irresponsables leur donnaient. Fainéants, mendiants, voleurs. Il y a longtemps qu’ils ont disparu : bon débarras. Aujourd’hui, la brave dame marche sans peur dans les rues désertes, son porte-monnaie dans son sac et son sac sous le bras. Elle sait qu’elle ne risque plus rien.
Au supermarché, des caméras de vidéoprotection veillent sur elle, ça la rassure. Elle paie le paquet de nouilles et la tranche de jambon à la caisse automatisée et s’en va. Avant, elle parlait avec les caissières Indiennes que la modernité a fait disparaître. Elle saluait le petit jeune qui aidait au bistrot d’en face. Elle s’est bien trompée à son sujet. Elle le croyait honnête mais il s’est mouché dans le drapeau Français le jour de la Fête Nationale. Il n’a même pas eu le courage d’avouer son crime ! Un témoin l’a dénoncé contre quelques euros. Il a bien agi : il faut de l’ordre et du respect. D’ailleurs, le bistrot a fermé : trop bruyant. En plus, l’alcool est mauvais comme le tabac. Ça rend les gens malades et la sécurité sociale doit payer les soins. Sans parler des arrêts maladies qui plombent les bénéfices des entreprises. Heureusement, le gouvernement a supprimé tout ça, ces excuses à salariés profiteurs.
Dans sa cuisine, la brave dame prépare son petit repas. Silence. Il lui arrivait autrefois de prendre un café avec la voisine : très gentille pour une Noire. Et bien élevée. Qui l’aurait cru ? Un matin, très tôt, elle a entendu du bruit sur le palier, les enfants pleuraient. Elle a regardé par le judas. Les policiers embarquaient la voisine et ses gosses : pas de papiers, des clandestins !
Depuis, la brave dame ne fait plus confiance a personne. Elle allume la télé pour entendre une voix, avale son jambon en écoutant le récit des vacances des millionnaires et celui des émeutes de l’autre côté du périph’, là où les barbares ne parlent même pas français. Comme elle est bien chez elle ! Dommage qu’une douleur lancinante lui torde le ventre. Mais l’hôpital est si loin et si cher. Elle ne peut pas se faire soigner à cause de tous ces étrangers qui ont ruiné la France. Elle en parlera à son mari, quand il rentrera du travail. Il a soixante-dix ans. Il ne prendra pas de vacances parce qu’il faut penser à l’avenir : ils achètent à crédit deux beaux cercueils où ils pourront enfin s’évader.