Dans "Perdre des théories", l’Espagnol Enrique Vila-Matas est invité à un colloque lyonnais. Oublié par les organisateurs, il s’ennuie dans son hôtel. À la suite de son esprit vagabond, il nous entraîne vers une réflexion sur l’écriture, sur la vie.
Difficile de trouver autant de bonheur dans un livre de 63 pages. Perdre des théories, d’Enrique Vila-Matas, est un bréviaire d’écrivain. Il faut le tenir dans sa poche en compagnie d’une Petzl, minuscule lampe frontale, et d’un couteau suisse – les lames étant accompagnées d’un petit crayon bille –, il ne vous manque qu’un accès à Google pour postuler au Nobel.
Les vénérés lecteurs de Bakchich ont déjà dépisté ma qualité de « critique » très amateur. Ce n’est qu’après eux que je découvre l’immense Vila-Matas. Avec l’émotion de Colomb, l’Amérique. Humour sur soi, mots sur soie, intelligence d’une grande originalité : vous avez envie de partir à la plage avec ce garçon, le contraire d’un marchand de sable.
Dans Perdre des théories, Vila-Matas est invité à une causerie lyonnaise sur « la relation entre la fiction et la réalité programmée ». Un taxi attend Enrique à l’avion. Heureux Enrique, le Fangio des bouchons ne lui impose pas les Grosses Têtes. Avez-vous observé que, de plus en plus, ces pilotes de petite remise refusent d’embarquer les chats en cage ? Alors qu’ils n’hésitent pas à faire monter des cons. Le taxi gone, lui, ne connaît pas sa route mais se mêle de la vie d’Enrique : « Écrivain ? C’est bien compliqué. Si j’étais vous, j’essaierais de devenir chauffeur de taxi… » Prends ça, Vila-Matas. Avais-tu besoin de dire à cet abonné à Paris-Turf : « Savez-vous que la littérature est une invention essentielle des hommes ? » L’autre a répondu : « Et dites-moi, la vie est agréable quand on est écrivain ? » Le ton est monté.
Dans sa chambre de l’hôtel des Artistes, Enrique est oublié par les organisateurs du colloque. Il rumine encore ce qu’il aurait dû dire au chauffeur : « Lorsqu’un écrivain s’enferme pour travailler dans la solitude, il fait preuve, consciemment ou inconsciemment, d’une grande foi en l’humanité, parce qu’il croit que tous les êtres humains se ressemblent et que, par conséquent, ils doivent avoir en eux des blessures semblables, ce qui fait qu’ils se comprendront. » Voilà qui aurait cloué au bec du taco.
Quand vous attendez, vous, vous pensez à Godot, et non au début du journal de 20 heures que vous êtes en train de louper. Enrique pense d’abord à Kafka, qui a « révélé que l’attente est la condition essentielle de l’être humain ». Immanquablement, cet auteur à l’humeur vagabonde en arrive à Julien Gracq : « Où l’attente prend le pas sur les événements, un moyen de déplacer la temporalité : le temps est scandé par une suite d’attentes qui l’allongent. » Pour l’Espagnol, comme la vie, l’oeuvre de Julien est une immense salle d’attentes. Aussi une perpétuelle espérance. En ibère, « esperar » signifie « attendre »…
Pour continuer son cloche-pied entre l’attente et le bonheur, pour mieux approuver Gracq, Enrique convoque le philosophe Fernando Savater : « La joie ne signifie pas que l’on est en conformité allègre avec ce qui se passe dans la vie, mais avec le fait de vivre. »
À l’hôtel des Artistes, personne, aucun docteur ès lettres ne vient le chercher. Il a tout le temps pour se remémorer lui-même, trente ans plus tôt. Quand il considérait, en matière de roman, grossier de passer de la théorie à la pratique : « Il était très bien vu de ne pas aller au-delà de la théorie. » Et rappelle que le Sollers d’alors, aujourd’hui si content de lui, voulait des artistes anonymes, non propriétaires de leur œuvre. Oublions le moisi, heureusement qu’Enrique est passé à l’acte, avec des romans comme Bartleby et compagnie ou le Mal de Montano.
Dans Perdre des théories, c’est bien Gracq qui l’obsède : « Le rivage des Syrtes paraît non seulement receler la beauté extrême de la modernité la plus absolue, mais, en plus, ce roman se projette de façon inquiétante vers notre avenir… » Les ouvrages de l’homme tranquille de Saint- Florent-le-Vieil sont passés au spectre de Nerval, Rimbaud ou Breton. Ce qui donne au petit livre ses illuminations.