Louis Nucéra a croisé la route d’immenses artistes qui sont devenus ses amis. Ils sont tous dans son autobiographie.
"Un écrivain est celui pour qui écrire est plus difficile qu’aux autres." Ce jugement de Hugo von Hofmannsthal, poète autrichien, devrait être floqué au-dessus des portes des maisons d’édition. Trop de claviers azerty, pianotés par des gens heureux, produisent une littérature aussi molle que leur nombril. Trop de fidèles à l’injonction de l’écrivain Alexandre Vialatte : « Soyez célèbre avant, publiez après. »
Louis Nucéra n’est devenu homme de lettres qu’après beaucoup de néant. Accablé par le poids des mots et la difficulté de bien les assembler, il lui a longtemps été impossible de rédiger une carte postale sans l’échauffement de dix brouillons. Il a eu bien du mérite à se faire imprimer puisqu’il adressait ses lignes à M. Caruso, le plus impitoyable des lecteurs, son chat.
Trop nourri au pain noir, celui du prolo et du Monde libertaire, un hebdomadaire anarchiste, Nucéra n’a jamais été un « hussard », le gang de Roger Nimier et Antoine Blondin. Là est pourtant sa famille : passion de la littérature, amour des amis et du sport. Ces écrivains sans espoir qui sont notre « lost generation », celle de Hemingway, Fitzgerald, Pound, Steinbeck ou Dos Passos.
Les Cahiers rouges de Grasset s’honorent en publiant mes Ports d’attache, navigation en cabotage, puisque Louis Nucéra y a mis un point final il y a dix-sept ans.
Fils d’un plombier sicilien immigré à Nice qui meurt quand Louis a 5 ans, Nucéra sera élevé par une mère brodeuse et un oncle traminot, auquel il va porter sa gamelle les jours de grève. Avenue des Diables-Bleus, entre le gazomètre et la voie ferrée, l’existence rude se vit debout. Avant d’entrer au Patriote, journal communiste de Nice, il sera téléphoniste et employé aux écritures. Restant toujours journaliste et écrivain, il sera en même temps directeur littéraire aux éditions JC Lattès et patron artistique du label Philips, l’occasion de partager les angoisses de Georges Brassens, Jacques Brel, Raymond Devos ou Félix Leclerc.
Si tout se termine par des chansons, la littérature reste sur l’étagère du dessus, comme les draps dans l’armoire. Ce modeste culotté, avec, au départ, des ruses de paparazzi, va forcer les défenses de Joseph Kessel, Jean Cocteau, Romain Gary, Henry de Monfreid. Et celles de Picasso, pour mettre de la couleur. Pour tous ceux-là, Nucéra sera un ami. Autour de Vence, avec sa 4 CV, il promène Henry Miller, qui reste son correspondant dans le Big Sur, une région côtière de Californie. Sur les mêmes routes, il balade régulièrement Vladimir Nabokov, cette fois dans une Dauphine, plus appropriée pour l’auteur de Lolita.
Et il admire Angelo Rinaldi, le journaliste de Nice-Matin, qui n’est pas encore le grand romancier : « Pour le moindre article, il s’employait à conserver à la chose écrite sa dignité. Tout est périssable ; va-t-on pour autant tout bâcler ? » « Sa mère tenait une grande place dans sa vie. J’ai beau me dire qu’une naissance annonce une victime, le culte de la mère aide à mon harmonie intérieure. » Suscitant l’envie de Nucéra, qui relie sa pleine peau à ses livres, Rinaldi va rencontrer l’immense Witold Gombrowicz : le génie polonais qui ne regardait jamais les gens en face parce qu’il « avait peur », qu’il y « voyait trop de choses »… Tous ces Ports d’attache nous font entrer par une effraction du cœur dans le monde des créateurs, donc de l’intelligence.
Deux compagnonnages me touchent, plus que les autres. Celui avec Émile Cioran expliquant ce qu’est comprendre : « La seule chose qui atteste qu’on a tout compris, pleurer sans sujet. » Puis il y a Brassens, un vrai maçon – le métier de son père – qui monte sa vie comme on fait le mur. Louis Nucéra nous montre, entre deux séances de chaîne chez Renault, un anar bricolant des textes révolutionnaires pour le Monde libertaire, signés « Pépin Cadavre ».
Et qui finira par confier à Louis son dernier rêve : « Tenter de s’améliorer soi-même en espérant que les autres feront la même démarche ».