Le Paris de la fin des années 70. Entre rades de Barbès, Clichy, Montmartre. Narré avec l’argot du coin, loin des titis parisiens. Et une histoire d’escroc à la petite semaine qui voit débarquer l’occasion de sa vie. Une jolie fiction d’été, un cadeau des auteurs à « Bakchich », et de « Bakchich » à ses lecteurs. Aujourd’hui les épisodes 33 et 34.
Miche ! Miche avait acheté la navaja à Toussaint… Et pas n’importe quelle navaja, non… Une Navaja Malagueña, avec gravé sur la lame : no me abras sin razon ni me cierres sin onor … Ne m’ouvre pas sans raison ni ne me ferme sans honneur… Loïc était perplexe. Miche la Gratouille avait beau être une méchante loute, délicate comme un gendarme et aimable comme une porte de prison, il la voyait mal en train de charcuter sa copine Elo. A moins que ce ne fusse passionnel… Ça l’avait effleuré, ça, Loïc, le coup d’couteau dépité et vengeur, genre « si tu m’suces prends garde à toi ». Mais il voyait pas trop Elo entreprendre une liaison aventureuse avec la plus grosse gousse de la Butte. D’une part la chanteuse tenait à sa réputation de ravageuse, et d’autre part elle était pas vraiment dans le cœur de cible de Miche, qui faisait plutôt dans la dodue ou la grassouille. N’empêche, Loïc était perplexe.
Il était plongé dans ses réflexions, accoudé au zinc du P’tit Bat’, le regard perdu dans son verre de lait-rhum, quand Lulu Hortec entra et l’apostropha : - Ben alors Barbouille, on revient au pays ! Tu t’souviens d’un coup de l’oncle Lulu… qu’il est tout malheureux de pas avoir des nouvelles de son p’tit Loïc, qu’il vient même plus lui prendre sa belle marchandise orientale, toute fraîche toute douce ?…
- Ben, pour tout t’dire Lulu, j’venais plutôt prendre Josy, qui a fini son service… elle est en train d’se changer…
- Toi aussi Barbouille, tu changes, tu sais, et ça m’fait d’la peine. J’vais être obligé de te rayer de la liste de mes distributeurs, tu sais…
- Déconne pas Lulu ; j’suis dans une mauvaise passe, j’ai pas trop l’mental et j’ai plus l’goût au porte à porte, mais ça va passer… Tiens d’ailleurs, ça passe déjà : j’vais t’prendre une plaque ou deux, tiens, comme ça, direct, juste pour me remettre le cœur à l’ouvrage et l’client en portefeuille !
- Ah, voilà des mots que j’aime entendre, Barbouille ! Ouvrage… client… portefeuille ! Bon, t’auras qu’à passer au bureau, passage Dieu, j’dirais à Raymond le Boiteux de te préparer deux plaques de dix… Bon, sinon, à part le blues de Barbes, qu’est-ce qu’on raconte à Montmartre, Barbouille ? L’Sacré Cul est toujours bordé d’crouilles ?!
Parfois l’humour à Lulu, épais comme la banquise à Ilulissat, laissait sans voix ; même Loïc, pourtant peu porté sur le rond d’jambes cérébral ou la coquetterie langagière, en restait tout ébaubi.
Mais pour le moment il avait une question qu’il fallait bien qu’il pose à Lulu Hortec, bien qu’il redoutât la réponse, aussi ria-t-il de bon cœur à la vanne pourrie du manouche, et interrogea :
- Ah, au fait, Lulu, le Van Dongen, là, le petit lavis, t’as pu en avoir une idée, du truc ?… Tu sais, le prix, les conditions, tout ça…
- Mais bien sûr qu’j’en ai eu, une idée ! Et une drôlement bonne encore d’idée ! Tu sais, comme moi j’suis quand même pas très porté sur l’artistique, j’ai d’mandé son avis à un pro, un vrai bon, spécialisé dans l’art… D’ailleurs tu dois l’connaître, il fraye encore assez souvent ici… Néra… Fabio Néra.
- A qui ? Tu as passé mon Van Dongen à qui ?… s’étrangla Lekervelec
- Ben Fabio, tu sais bien… l’rital de la rue d’la Réunion ! L’ami calabrais qui vide les églises et remplit ses camions !
- Merde, pardonne l’offense Lulu, mais tu déconnes, là ! Fabio il peut pas me sacquer, rapport à des mots que j’ai dit, dans l’temps…
- Mais t’inquiète pas, Barbouille, t’inquiète pas : j’ai pas mentionné ton existence… J’balance pas mes sources ni mes fournisseurs, sinon dans mon métier j’ferais pas d’vieux os !
- Bon, admettons, mais quand même, ça fait chier…
Ce qui faisait chier Loïc, surtout, c’était que Fabio, rapport à la peinture, vu son curriculum, il touchait un peu sa bille… Bien sûr, avec sa spécialisation dans l’art religieux, il tutoyait plus les madones florentines que les grisettes montmartroises, mais quand même… A force de trafiquer dans l’ancien, il savait, d’un seul coup d’œil, évaluer l’âge d’une toile à six mois près ! La seule chance pour qu’il se laissât berlurer par le lavis pipo à Loïc, ç’aurait été qu’il devînt subitement aveugle ! A nouveau, Loïc Lekervelec, bandit de fantaisie, mesurait l’incommensurable écart qui séparait l’amateur doué du professionnel chevronné : tandis que l’un trébuche sur les chemins du vice, l’autre s’épanouit sur les autoroutes du lucre !
Mais, pour autant, et plus que jamais, malgré son grand coup d’blues sanglant, son bizness pourri avec un farouche manouche, ses relations miteuses avec une gaillarde gougnotte et son futur incertain avec un ombrageux transalpin, il rêvait toujours des îles sous l’vent et du vent sous les paréos ! Ça lui venait toujours pas à l’idée de tout plaquer, et il restait persuadé que ça allait bien finir par se démerder, tout ça, ses histoires compliquées : finalement, le lavis, il allait bien finir par lui rapporter du pognozif plein les fouilles, merde, quoi…
En attendant, et tout d’abord, il fallait qu’il récupère le lavis de Miche, et fissa. La carte chantage qu’il avait pas pu jouer avec Toussaint, il allait la tenter sur Michounette : p’têt bien, qu’après tout, elle avait quelques idées sur l’utilisation de la navaja de collection, puisqu’elle l’avait acheté à l’antillais… Et du coup, de la savoir entre des mains mal intentionnées, la navaja, Miche serait peut-être encline à faire dans l’échange standard… Au fur et à mesure où il échafaudait sa théorie foireuse, Lekervelec en concevait l’inanité. Mais il lui fallait agir, quitte à se plonger un peu plus dans le purin de la vie. Alors c’est pour ça, qu’avec le recul, quand on r’garde derrière soi, même si on est pas plus avancé, faut bien reconnaître que Loïc c’était l’être d’exception. (à suivre…)
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