Le Paris de la fin des années 70. Entre rades de Barbès, Clichy, Montmartre. Narré avec l’argot du coin, loin des titis parisiens. Et une histoire d’escroc à la petite semaine qui voit débarquer l’occasion de sa vie. Une jolie fiction d’été, un cadeau des auteurs à « Bakchich », et de « Bakchich » à ses lecteurs. Aujourd’hui les épisodes 29 et 30.
Le sabre à Toussaint était toujours sous les coussins du canapé, et le vrai Van Dongen, toujours planqué dans le calendrier des Postes et Télécommunications de 1979, dont la photo des chatons dans un panier égayait le vieux frigo Laden sur lequel il était posé… Si son coup d’chaud avait calmé ses extravagances malfaisantes, pour autant Loïc n’avait pas renoncé à s’faire un peu d’fric avec le lavis… Bien sûr, rien ne s’était passé comme il l’avait prévu, même s’il n’avait pas vraiment prévu grand chose ! Ses deux copies du petit Van Dongen étaient dans la nature ; une était, à fin d’expertise, entre les mains de Lulu Hortec, sympathique manouche, trafiquant en tous genres et tueur d’hommes, et l’autre se baladait sûrement quelque part entre Clichy et Pigalle, à la recherche d’une bonne âme désirant adopter un pauvre petit dessin abandonné !
Il lui faudrait donc d’abord tâter, discrétos, l’appétition de Lulu pour le lavis pipoté qu’il lui avait refilé. Ensuite tâter d’la vraie clientèle pour le vrai lavis… Enfin, approcher quand même Toussaint, des fois qu’le bonhomme aurait un petit lavis à vendre. Parce que quand même, ça l’emmerdait bien, ça, de savoir son deuxième faux Van Dongen de bazar en vadrouille…. Par contre, pour le coutelas à l’antillais fou, il fallait aviser : peut-être qu’il pourrait simplement le lui rendre, sans rien demander, genre j’te rends service, tu m’rendras service plus tard… Lekervelec se voyait carrément en Parrain !
Pour le vrai lavis noir et sanguine, il avait une petite idée sur la question de sonder l’marché : Miche la Gratouille. Miche tutoyait tous les peintres un peu foireux de Montmartre, et des fois elle leur plaçait des toiles, ou leur demandait de restaurer un portrait 19ème d’un peintre du 20ème. Loïc avait été un peu en affaires avec elle, et c’est d’ailleurs Miche qui lui avait présenté Elo quand la chanteuse cherchait un nouveau fournisseur de chichon… Miche, qui draguait aussi bien les cross-dresseuses de la rue des Martyrs, que les bourgeoises engouinées de l’avenue Junot, avait une sexualité épanouie et débordante ; mais elle avait aussi une connaissance encyclopédique de la peinture et un carnet d’adresses de clients, à faire passer le Bottin Mondain pour le calepin de Jo le Clodo ! Si quelqu’un pouvait mettre Loïc dans l’circuit, c’était bien Miche ; c’est pourquoi il prit rencard avec La Gratouille, histoire de voir comment il pourrait lui causer du petit Van Dongen. Ou même le lui fourguer, allez savoir…
- Salut Miche… C’est gentil d’avoir répondu à mon message…
- C’est bon, Leker’, c’est bon… Je suppose que c’est pas pour mes beaux yeux, ni pour mes bonnets E, que tu m’as fait déranger ?…
- Mais non, t’es con, Miche … euh, j’veux dire t’es conne !
- Non non, « t’es con »me va bien… Alors vas-y, accouche, qu’est-ce qui t’amène à fricoter en public avec une gousse de mon envergure ? T’as une réputation à perdre ou une croûte à placer ?…
La converse avec Miche s’annonçait franche et cordiale ! Loïc avait fait passer un mot à La Gratouille, par l’intermédiaire de Josy, au Nord Sud, que l’entremetteuse d’art fréquentait assidûment. C’est donc tout naturellement au Nord Sud, dans l’un des box discret de l’entresol, que Lekervelec attaqua prudemment sa négo :
- Non… alors voilà… Tu sais sûrement que j’étais en affaire avec Elo, avant c’qui lui est arrivé… La vache, d’ailleurs, c’est une belle saloperie, n’empêche, qui lui est tombé sur l’coin d’la gueule, merde…
- Oui, sur l’coin ou en travers même… Il paraît qu’elle avait l’sourire avantageux et les cordes vocales aérées, Elo… Note, pour une chanteuse, c’est quasiment une mesure d’hygiène, la gorge aérienne !… Mais quand même, le mec qui lui a fait ça, il aurait pu éviter d’lui décalotter la tronche : on m’a dit qu’y a un flic, un jeunot, qui lui a dégueulé d’ssus en voulant la retourner !… C’est pas malin non plus d’mettre du poulet d’grain sur un coup comme ça : dans l’meurtre à goût d’assassinat, moi j’dis qu’il faut privilégier le policier d’exception, le cogne infrangible et le condé inoxydable. C’est un job, j’te promets, c’est pas pour les tapettes, et j’sais d’quoi j’cause !
Sur ces fortes paroles Miche héla Josy - pauvre agnelle - qui était de service en fond d’salle, et lui commanda un vin chaud à la cannelle.
- Et tu m’sers pas la bouillasse au taulier, hein, tu m’mets de ma bouteille de Cairanne, vu ? C’est vrai, parce qu’autrement sinon, on sent plus l’goût du vin, conclut-elle pour Loïc. Alors donc, comme ça tu étais en affaire avec Elo… J’espère qu’elle te devait pas du fric, parce que là, t’es repasseman !
- Non, c’est pas ça… tu sais peut-être qu’elle m’avait refilé un petit lavis noir et sanguine, attribué à Van Dongen…
- Attribué mes fesses ! J’l’ai vu son lavis… Un vrai de vrai… Même que j’lui ai dit, à l’époque qu’elle devrait le faire expertiser…
- Ben justement, il y a quelques semaines elle me l’avait confié pour qu’je vois si j’pouvais pas lui trouver un acheteur…
- Je sais, et tu lui as rendu, soi-disant qu’le marché était plus porté sur l’art conceptuel… l’art conceptuel de tes images pornos, peut-être ?…
- Ah bon ?… Tu étais au courant pour le Van Dongen ?…
- Ben pardine, puisque qu’Elo, la veille de son trucidage, elle me l’a passé, pour qu’je vois si j’pouvais pas en tirer un peu d’thunette… Après avoir tâté de l’amateur un peu faisan, elle a fini par se rallier au spécialiste de la spécialité : mézigue !
Josy apporta le vin chaud à Miche, et un deuxième demi à Loïc qui n’avait rien demandé. D’un côté, il était rassuré : comme ça il savait où il était le deuxième faux lavis ! D’un autre côté, et du coup, le vrai lavis il pouvait s’le mettre dans l’fion, et à fond encore ! Sans compter que Miche, elle allait pas mettre trois siècles pour détecter son faux, à Loïc. Ça s’goupillait vraiment pas du tout comme il avait pensé. Mais alors pas du tout… (à suivre…)
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