Premier épisode d’une série de textes sur l’Iran, le chiisme, les Américains, l’Irak… et les rapports entre tout ce beau monde. Un élixir pédagogique concocté par Mehdi Dadsetan, écrivain et docteur en sciences économiques iranien qui vit en France, pour une conférence à la Sorbonne en février dernier. Merci à lui d’avoir bien voulu éclairer les lecteurs de « Bakchich ».
Parler de l’Islam et de ses diversités est un vaste sujet, multidimensionnel et pluridisciplinaire. Nous allons effleurer quelques aspects de cette question dans cette exposé.
Le processus de résurrection islamique, l’étendue géographique sur laquelle il opère, du nord de l’Afrique jusqu’au Moyen-Orient, de l’Asie du sud-est jusqu’en Europe, avec le phénomène de migration, montre une montée en puissance du sentiment religieux, et, dans la plupart des cas, il est très difficile de distinguer entre la conviction réelle et une volonté non dévoilée d’instrumentalisation de l’Islam dans un but politique. Les mouvements fondamentalistes entrent souvent et de plus en plus sur la scène des conflits nationaux et ethniques et constituent dans leur majorité, le terreau propice au terrorisme international et revendiquent la lutte contre la domination de l’Occident. La question du Moyen-Orient et de l’Asie centrale n’a jamais été aussi déterminante dans l’histoire des relations internationales qu’aujourd’hui. La menace d’un grand axe Chi’ite dans le Moyen-Orient, qui regrouperait l’Iran avec sa bombe atomique, l’Irak, la Syrie et le Liban, et la riposte militaire des États-Unis contre la réalisation de cet axe fait froid dans le dos rien que d’y penser…
Cependant, cela ne doit pas nous faire oublier le fait qu’un phénomène semblable se développe aussi du côté du christianisme et surtout après le 11 septembre 2001. L’influence du facteur religieux est très significative sur la scène politique internationale et met aussi en question tous les acquis de la civilisation occidentale et l’effort accompli depuis deux siècles pour la séparation de la religion et de la politique. En fouillant les archives des journaux, nous remarquons une ressemblance terrible entre un anti-communisme primaire des années cinquante et la phobie de l’Islam depuis le début des années 80. Le but semble être de transformer l’opposition de la pauvreté des pays du sud à la domination économique du nord, en simple opposition du fascisme islamique à la démocratie occidentale. Nous entendons même de la bouche de certains intellectuels chevronnés, ou d’éminents religieux chrétiens que le christianisme est fondé sur les éléments rationnels et la croyance, tandis que l’Islam est fondé sur la croyance et la barbarie, que dans ses principes fondateurs l’Islam est violent et que le sabre et le sang sont à la base de sa conquête. Du coup, les musulmans sont présentés comme des explosifs potentiels. L’Islam est donc défini comme la religion des gens intolérants aux idées des autres. Il existe une tendance de plus en plus forte dans les sociétés occidentales à généraliser et à étendre les caractéristiques et les discours haineux de telle ou telle organisation terroriste à l’ensemble des communautés musulmanes et à voir dans chaque musulman un véritable terroriste prêt à déclencher ses bombes pour tuer des innocents. C’est comme si les populations des pays musulmans attribuaient les actes de barbarie commis par certains soldats américains dans la prison d’Abou Qarib en Irak et toutes les atrocités subies par les Irakiens depuis l’invasion de leur pays par l’armée américaine, à toutes les populations des pays occidentaux. C’est une manière de légitimer l’idée de la confrontation et du choc des civilisations.
Il est vrai que les mouvements socio-politiques dans les pays musulmans prennent de plus en plus la couleur de l’islam. Ces mouvements dans leur ensemble ont deux caractéristiques fondamentales : d’abord, ils sont contre le pouvoir politique en place. Nous savons que dans ces pays, la plupart des régimes au pouvoir sont corrompus, autoritaires, et mènent une politique répressive à l’égard de leur population qui revendique plus de transparence, et plus de participation dans les affaires courantes de leur pays. Nous savons aussi, et cela n’est un secret pour personne, que ces régimes sont soutenus pour des raisons diverses par leurs partenaires occidentaux. Du coup, l’Occident se transforme aux yeux de ces populations en alliés de ces régimes au pouvoir et donc en ennemis qu’il faut abattre. Ainsi l’islamisation croissante de la vie sociale en Égypte, en Algérie, en Tunisie et au Maroc, n’est que l’une des manières d’exprimer l’opposition de ces sociétés à la culture et à la mentalité occidentales. Les comportements vestimentaires, le port du voile, le changement dans l’apparence des jeunes garçons, laissant pousser leur barbe, est la manifestation évidente et l’expression apparente de cette hostilité envers des pays occidentaux.
L’expérience historique, les vécus d’un passé récent de ces populations, à savoir l’ingérence et la politique colonialiste des pays occidentaux, constituent un obstacle majeur à ce qu’elles puissent croire aux discours moralisateurs des Occidentaux sur la démocratie et les droits de l’homme. L’émergence du chiisme politique s’inscrit dans ce contexte historique et de cette nouvelle donne du jeu politique du Golfe Persique. Elle est le reflet évident de cette contradiction : d’un côté les minorités chiites sont davantage dans l’attente d’une reconnaissance par rapport à un sunnisme corrompu et répressif à leur égard, de l’autre, en Arabie Saoudite le pouvoir Wahhabite et au Bahreïn, le pays où une minorité sunnite règne sur une majorité chiite, répondent par la répression à ces revendications et refusent de reconnaître ces droits élémentaires. Au Bahreïn, 15% de la population sont sunnites, mais bien que minoritaires, elles contrôlent le pouvoir politique et la richesse pétrolière du pays, et 70% de la population chiite vivent dans des conditions misérables. En 1990, les chiites ont tenté de renverser le pouvoir sunnite et effectivement cette situation d’inégalité extrême, fragilise et sape le fondement de ce pouvoir et rend la situation politique plus explosive que jamais. Évidemment, l’Iran, dans ces conditions, essaie d’instrumentaliser cette différence religieuse et l’injustice subie par une majorité de population chiite, pour l’utiliser à son avantage. Il joue à fond cette carte à chaque fois qu’il en a l’occasion et l’opportunité.