Troisième épisode de notre haletante série géopolitique iranienne. Pour comprendre les affrontements sunnites/chiites, l’auteur nous livre un (très) court historique des conflits au Moyen-Orient, sous le prisme des diverses implications occidentales.
D’où vient cette divergence si aiguë entre ces deux principales familles de l’Islam ? Pourquoi y a-t-il tant de haine entre les Sunnites et les Chiites ? Quels sont les motifs de ces actions-suicides de part et d’autres pour tuer un maximum de membres de chaque communauté ? Quelle est cette force de conviction qui invite si facilement ces volontaires de suicide à transformer leur corps en bombe mobile et à se faire exploser là où il y a la foule ? Nous devons nous mettre dans le contexte historique qui pousse ces hommes et ces femmes à cet état mental, aboutissement de leurs vécus, leurs convictions, leur conception de la vie d’ici et, au-delà, de leurs frustrations, ne leur laissant d’autre alternative que de se suicider et de tuer les autres avec eux. Pour la majorité de ces kamikazes, c’est une manière de sortir du cercle vicieux de l’humiliation, et du désespoir subis depuis des siècles par leurs ancêtres dont la mémoire est transmise génération après génération et qu’ils subissent aujourd’hui eux-mêmes.
Mais, pouvons nous expliquer le pourquoi de ces affrontements quotidiens en Irak, au Liban, ou ailleurs, du fait du seul élément qu’il existe une histoire, un passé millénaire sanglant et qu’il s’agit seulement d’un rapport de force entre les Sunnites et les Chiites pour la prise du pouvoir dans ces sociétés ?
Pour mieux comprendre la complexité de ces événements il faudrait tenir compte aussi d’une autre histoire, moins visible mais parallèle à celle propre à ces communautés.
En envisageant ces questions sous leurs multiples angles, nous allons tenter aussi de nous éclairer dans la compréhension de ces problèmes qui opposent la majorité des populations de ces pays aux occidentaux. Il est certain que l’incompréhension existe des deux côtés du continent, en ce qui concerne leur opinion publique, et cela pourrait venir de la méfiance grandissante et de la crise de confiance de l’un envers l’autre. Cette méfiance se nourrit aussi de la souffrance des peuples humiliés, démunis de leurs droits les plus naturels, par les puissances occidentales au cours de ces derniers siècles, bouleversant leur mode de vie, détournant leur histoire, arrêtant le cour de l’évolution de leur société, méprisant leurs coutumes, leurs mœurs. Les événements survenus depuis plus d’un siècle dans ces pays et le rôle joué d’abord par les Ottomans, ensuite par les Portugais et les Hollandais, (1506) après les Anglais et les Français (1914-1954), et depuis un demi-siècle par les Américains, dans cette partie du monde, laisse les peuples de ces pays perplexes quant à la volonté d’un changement pacifique de leur société. Les conflits actuels dans cette région ne sont que l’expression de protestation contre cette violation des droits élémentaires de chaque individu, et contre le refus de reconnaître ces droits à ces sociétés des hommes et des femmes. Les populations de ces pays cherchent la confiance en elles-mêmes, cherchent leur identité à travers le seul moyen d’expression, leur religion, que les anciens colonisateurs n’ont pas réussi à leur prendre. Si les discours haineux et anti occidentaux des dirigeants de certains de ces pays rencontrent un succès si grand, c’est parce que le terrain a été déjà préparé par les anciens occupants, qu’il n’y avait, et qu’il n’y a aucune réponse favorable à leur demande de liberté et d’indépendance.
Les acteurs internationaux ont souvent instrumentalisé la croyance de ces deux communautés religieuses dans un but purement mercantile. Rappelons pour mémoire l’histoire sanglante de la présence de l’Angleterre et de leur intervention à la fin du XIXème siècle, après la découverte du pétrole dans cette partie du monde. Cette intervention aboutit finalement après la première guerre mondiale et suite à la défaite de l’Empire Ottoman à la création des petits Etats : l’Irak, la Syrie, le Liban, l’Israël, et tous les petits pays du Golfe persique : Kuweit, Bahreïn, les Emirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite.)
Parallèlement à la question énergétique qui, pour le plus grand malheur du Moyen-Orient, correspond à la nouvelle phase de domination et d’ingérence internationale, nous assistons aussi à la re-formulation des facteurs politiques qui ont joué tout le long du XXème siècle dans le Moyen-Orient. A la chute de l’Empire Ottoman, les puissances européennes de l’Angleterre et de la France avaient divisé de manière arbitraire le Moyen-Orient, en privilégiant le soutien à certaines tribus plutôt qu’à d’autres. Les Anglais avaient même joué la carte panarabe pour la révolte contre les Ottomans. Les puissances européennes avaient favorisé des monarques et des individualités politiques pour établir artificiellement des unités nationales, telles que nous les connaissons sous la forme actuelle des différents pays de la région. Sous protectorat anglais depuis le XIXème siècle, l’Iran représentait déjà un particularisme non-arabe et Chiite d’un empire relativement stable. La deuxième guerre mondiale verra engloutir toute l’influence de l’Europe pour voir surgir les Etats-Unis dans la carte du Moyen-Orient. A la fibre panarabe a succédé le nationalisme de chaque Etat nouvellement créé. Le troisième élément s’incarne dans ce que nous pourrions appeler le « paradigme confessionnel » dans la redistribution des cartes de la région - l’Iran a d’ailleurs contribué à le faire émerger sur la scène internationale.
La présence américaine dans la région date depuis la fin de la première guerre mondiale. Une tradition de missionnaire américain à visée religieuse, éducative et philanthropique constituait l’effort d’un prosélytisme protestant pour réaliser le rêve d’un grand mandat américain sur l’Anatolie et la Syrie. A la chute de l’Empire Ottoman, les Américains ont favorisé, selon une lignée wilsonienne , l’indépendance des pays arabes et ont pratiqué une politique de partenariats autre que le paternalisme français et anglais. Par des actions anticolonialistes, les Américains se sont montrés comme un nouveau partenaire et une puissance tutélaire dans la période des années 40. Deux facteurs vont limiter le succès de la diplomatie américaine après-guerre : le développement de la logique de la guerre froide et la nécessité du relais britannique fortement implanté pour endiguer le danger communiste, d’une part, et, d’autre part, la question palestinienne dont le président Truman hérite en 45. Le choix en faveur du sionisme entre 47 et 49 installe le conflit israélo-palestinien dans la durée et ouvre une brèche pour la guerre froide. Dans cette période, le nationalisme arabe se pose comme un obstacle majeur pour une stratégie d’endiguement. Le dispositif militaire des Britanniques s’est aussi vite rendu inutilisable suite à une grande impopularité dans la région. La stratégie d’un Kissinger fut de considérer le soutien à Israël comme un atout majeur, pour forcer les Etats arabes à se « modérer », c’est-à-dire à passer dans le camp occidental. Le succès le plus éclatant de cette stratégie fut le retournement de l’Egypte de Sadate sous l’administration Carter (1975-79). Cette politique du bâton et de la carotte (« stick and carott ») s’est exercée sur l’ensemble des Etats arabes. L’effacement du nationalisme arabe verra l’émergence de l’islamisme, qui reprendra la contestation contre l’ordre américain.
A partir de l’administration Bush père, la stratégie américaine de l’après-guerre froide peut être définie comme une politique d’intérêts et de puissance hégémonique sur le Moyen-Orient. Les Etats-Unis gèrent désormais leurs intérêts ainsi que ceux des autres puissances industrialisées, assurant à la fois sécurité des approvisionnements pétroliers et stabilité régionale.
La nouvelle puissance économique que représente la Chine, qui consomme actuellement environ sept millions de barils du pétrole par jour et présente une forte demande en hydrocarbures, n’est pas non plus sans préoccuper les Etats-Unis. Selon les prévisions de Dick Cheney, à l’époque où il n’était encore que président de la Cie Halliburton, compagnie spécialisée dans l’équipement pétrolier et dans l’exploitation des forages, lors du lunch d’Automne à l’Institut du Pétrole d’Angleterre, « pour 2010, le système mondial économique aurait besoin d’un total de 50 millions de barils de pétrole par jour » . Actuellement, la production avoisine les 30 millions de baril de pétrole par jour, malgré le foyer irakien largement sous-exploité. Le pétrole irakien permettrait déjà aux Etats-Unis de réduire l’influence de l’Arabie saoudite sur leur politique énergétique, tout en laissant entrevoir une exploitation plus intense des gisements pétroliers. Outre le fait que cette mainmise sur le pétrole irakien affaiblirait l’OPEP et donnerait à Washington une plus grande influence sur le marché mondial du pétrole, elle permettrait également de limiter l’influence de la Russie dans la région, ce qu’elle n’entend évidemment pas de cette oreille.
Sous l’ère du président Reagan (1980-88), le « réalisme » kissingirien est écarté au profit du néoconservatisme comme idéologie de combat proche de l’esprit de Croisades, dans la logique de détente avec l’Union soviétique. La chute de Marcos et le retour de la démocratie aux Philippines, comme le basculement des dictatures de la plus grande partie de l’Amérique latine vers des régimes démocratiques, est à comprendre selon ce changement de vision diplomatique. En Asie, Taiwan, la Corée du Sud, la Malaisie et l’Indonésie suivront cette même évolution plus ou moins démocratique. Le paradoxe réside en ce que, si les néo-conservateurs souhaitent être les chantres du modèle démocratique de par le monde, ils restent viscéralement des souverainistes affirmés. Leur politique dans une recherche technologique militaire doit se comprendre comme la meilleure force de dissuasion, pour toute autre puissance, dans la course aux armements. Le discours néo-conservateur repose sur le refus d’une approche multilatérale des problèmes mondiaux, soit par l’O.N.U. soit par des traités internationaux avec des alliés, que l’une et l’autre remettent en cause la souveraineté des Etats-Unis.