Après avoir scandé la nécrologie politique de notre glorieux Président, Jacques Chirac, la semaine dernière, Gilbert Comte revient cette fois-ci sur son incomparable gestion de la crise ivoirienne.
Parmi tant d’autres conséquences de ses impérities, les fautes successives commises par Jacques Chirac dans la crise ivoirienne figurent parmi celles qu’un professeur de Sciences-Po pourrait citer à ses élèves comme cas d’école à ne jamais reprendre. Certes, l’héritage d’Houphouët-Boigny se décomposa plusieurs années avant qu’il n’entre à l’Élysée. À cette époque encore, la France disposait d’atouts sérieux pour agir. Il les gaspilla les uns après les autres dans une suite ininterrompue d’improvisations et d’imprévoyances.
Les désordres locaux débutèrent dans les dernières années du règne d’ Houphouët en personne quand, sympathiques idéalistes et futurs affairistes, Laurent Gbagbo et son épouse Simone animaient contre lui des manifestations tumultueuses dans les rues d’Abidjan. Gaullistes ou socialistes, les responsables français refusèrent toujours de prendre ces avertissements au sérieux. Tout annonçait pourtant des troubles majeurs quand le vieux Président malade viendrait à disparaître. En son successeur constitutionnel, Henri Konan Bédié, il laissait un bouffon cupide et vaniteux bien incapable de recueillir sérieusement l’héritage. Puis il mourut détesté.
Aujourd’hui, avec la meilleure foi du monde, bien des Français croient toujours en l’Houphouët-Boigny de la légende : un Sage débonnaire et d’abord utile à son peuple. Cette interprétation bienveillante oublie les épisodes tragiques de son règne. D’une intelligence exceptionnelle, d’un vaste savoir souvent inattendu, l’homme ne croyait d’abord qu’à son pouvoir et aux moyens de le conserver. Habile, d’une patience infatigable, il veillait soigneusement à diviser son entourage pour prévenir les coalitions de rivaux éventuels. Aussi régnait-il par la peur, la corruption, sans accorder sa confiance à personne. Sauf à Konan Bédié, justement.
Beaucoup s’interrogent encore sur les causes de cette bizarre sollicitude. Comme son prédécesseur, l’heureux élu appartient au clan royal des Akoués où se recrutent selon l’usage les grands chefs traditionnels en terres baoulées. Existait-il dès la naissance du second, en 1934, une filiation entre les deux hommes connue d’eux seuls, ou à peu près ? L’hypothèse expliquerait pourquoi, dès les débuts de l’indépendance, l’aîné prit toutes les dispositions nécessaires pour mettre son cadet sur le chemin de la Présidence, malgré beaucoup d’erreurs et quelques scandales.
Déjà proches par l’âge, lui et Chirac débutent pareillement sous la protection d’un maître désireux d’assurer leur carrière, Pompidou dans le second cas. À partir de 1967, ils entrent dans le monde enchanté ouvert par les salons d’honneur des aéroports internationaux, où les futurs dirigeants de la planète se connaissent et se reconnaissent entre deux whiskys. Vraie jet set cosmopolite où s’élaborent les grandes fortunes, gros contrats, dans le sillage des mêmes conférences, cocktails, réceptions luxueuses, parfois dans la bienveillance des mêmes filles.
Quand Chirac atteint l’Élysée, en mai 1995, Konan Bédié domine chez lui déjà l’État depuis treize mois. Ses affaires évoluent mal. Une élémentaire prudence conseillerait de prendre avec lui un léger recul. Son vieux copain lui consacre son premier voyage présidentiel en Afrique. À l’arrivée, il fallait les voir les deux loustics pareils à des larrons en foire leur grosse voiture, avec des gestes de triomphe lancés en tout sens à la foule. Quatre ans plus tard, le dernier putsch du XXe siècle chasse à jamais l’Africain de son poste. D’habitude, le plus avaricieux des propriétaires nourrit convenablement les chiens chargés de sa protection pour qu’ils ne lui sautent pas à la gorge. Celui-ci laissait sans paye ses soldats aux uniformes déchirés. Par l’entremise de son ambassadeur Michel Dupuch, la France assistait à ces turpitudes sans broncher. Dans son profond chaos mental, un Jean-Christophe Mitterrand n’aurait pas fait pire. Et pourtant !
Malgré tant de bêtises, l’intermède sanglant du malheureux général Gueï, l’héritage colonial charge encore Jacques Chirac d’arrêter une guerre civile en préparation. Il n’en saisit même pas la substance. Toujours improvisateur, il charge donc son vieux copain Pierre Mazeaud du travail. Un personnage pittoresque. Grande gueule, bavard, braillard, prudemment conformiste malgré les apparences, il préside le Conseil constitutionnel mais escalada l’Everest en 1978. Il plaît par son bagout sans avoir jamais vu un Noir hors d’une réception officielle. Il ne sait pas qu’un marigot tropical exige des jarrets moins performants, mais des chevilles beaucoup plus souples qu’au Tibet.
Quelqu’un de raisonnable déclinerait la tâche d’arbitrer des conflits inextricables dans un univers qu’il ignore. Mais, dans l’intimité de Chirac, tout fonctionne au culot. Fort d’une intelligence à cinq sous, Mazeaud réunit les Ivoiriens en conférence commune à Marcoussis, en banlieue parisienne. Éclats de gros rires, tapes dans le dos, sur le ventre, les épaules, coupes de champagne bues en commun devant la presse complice donnent la fausse impression d’arranger les choses. Mais d’abord il faut réintroduire le cher Konan Bédié dans le jeu. D’ailleurs, il ne manque pas une seule séance.
Promesses, résolutions inapplicables s’entassent les unes sur les autres. Pour le plus grand plaisir de l’Élysée. Trois ans plus tard, le Nord se sépare du Sud avec une guerre civile en conclusion de tout ce beau travail. L’attaque aérienne de nos militaires à Bouaké, les représailles contre l’aviation ivoirienne puis la fuite éperdue de nos compatriotes chassés de partout par les violences et par la peur anéantissent ensuite en huit jours une présence française presque vieille de cent ans. Chirac aima souvent se faire surnommer « l’Africain ». En ce cas comme en tant d’autres, son action se termine par un immense deuil.