Musicien de jazz, journaliste au Nouvel Obs et invité du "Masque et la Plume" sur France-Inter, Alain Riou fait son cinéma.
Comme la plupart des ploucs, j’ai longtemps ricané devant l’art conceptuel, m’esbaudissant de la suffisance des artistes, de l’insuffisance de leur inspiration et de la divine crédulité des acheteurs. J’ai même déploré que, dans son délicieux dernier film "Achille et la tortue", Takeshi Kitano ne lui règle pas son compte plus nettement, jusqu’au moment où j’ai appris qu’il exposait lui-même chez Cartier.
Car vous n’avez pas idée du prix qu’atteignent désormais les petits tas de parpaings consacrés, genre celui qui égaie la pelouse de l’Orangerie des Tuileries. Comme disait Georges Feydeau, ces choses-là coûtent « la vie d’une famille pendant six siècles ».
Or je viens d’apprendre que les sociétés du CAC 40 qui ont réalisé l’an dernier 49 milliards de bénéfices en ont refilé 70% à leurs actionnaires et traders.
Ce qui signifie, d’une part, la misère pour les salariés, la fin de tout pouvoir d’achat et, d’une certaine façon, celle du capitalisme, les personnes comme vous et moi n’ayant plus assez d’argent pour payer les produits que l’industrie fabrique. Et, d’autre part, l’augmentation programmée du prix des logements, des terres agricoles et des produits de première nécessité où se font ces ahurissants bénéfices, entraînant l’explosion des cours. Naguère, on coupait le cou des accapareurs.
Hélas, la civilisation a reculé, et c’est là que l’art contemporain, dont je suis finalement devenu le plus enragé des thuriféraires, donne toute la mesure de son génie.
Je m’explique.
Vous prenez un urinoir, vous y collez une signature chicos, comme l’a fait Marcel Duchamp, et l’objet promu d’art atteint aussitôt une valeur prodigieuse, mais rigoureusement virtuelle. Sa vente et sa revente, à ces traders qui l’aiment tant, assécheront, qu’on me pardonne l’image, une immense quantité de liquidités qui n’iront pas faire des bulles sur le riz ou les terres et qui n’affameront plus personne. En effet, avec un peu de doigté dans l’art de l’ustensile, nos amis les traders se boufferont, autour de lui, entre eux.
Viendra le temps où le cours de l’urinoir aura tendance, comme disent si plaisamment nos banquiers, à s’apprécier, c’est-à-dire à se casser la gueule. Alors apprécierons-nous nous-mêmes. En connaisseurs.