Dans la Zone verte de Bagdad, où vivent les Américains venus faire de l’Irak « un modèle de démocratie pour le Moyen Orient », on vit américain, on mange américain, on pense américain. Et l’Irak, dans tout ça ? Rajiv Chandrasekaran, journaliste au « Washington Post », raconte, de l’intérieur (il est resté en Irak de septembre 2002 à septembre 2004) l’échec cuisant de la politique de Bush en Irak.
« Il faut un plan. Il faut beaucoup d’argent. Il faut un excellent personnel ». Dixit Jay Garner, premier responsable de la « reconstruction » de l’Irak. Le brave homme n’a occupé sa fonction que quelques mois…
Pourtant, de plan, le ministère de la Défense en a bien élaboré un. Tandis que le Département d’État était chargé d’élaborer des projets, la CIA devait se charger des analyses, et l’armée d’un rapport, rédigé par 70 experts. Ce qui fut dit fut fait. Mais rien de tout cela n’a été confié à Garner. Pauvre Garner.
L’argent est une autre affaire. Il n’y en a jamais eu suffisamment. Les besoins ont été considérablement sous-évalués, les chiffres de l’état de l’économie irakienne systématiquement tirés vers le haut, et les hypothèses les plus optimistes privilégiées. D’un autre côté – ce qui n’est pas fait pour arranger les comptes –, les bâtiments publics qui n’ont pas été détruits par les bombes américaines pendant les attaques ont été intégralement pillés. À l’université Mustansiriya de Bagdad, « les bâtiments de brique jaune du campus furent dépouillés de tous leurs livres, ordinateurs, matériels de laboratoire et bureaux. Jusqu’aux câbles électriques qui furent arrachés des murs ». Quant aux archives des ministères, elles sont parties en fumée. Ce n’est pourtant pas faute de mesures de précautions, l’équipe chargée de la reconstruction avait même dressé une liste des sites à protéger. Mais les militaires ont tout bonnement omis de la transmettre aux commandants sur le terrain.
Quant au personnel américain en Irak, Jay Garner peut pleurer, les hommes sont recrutés essentiellement en fonction de leurs sympathies politiques. Et il n’est pas rare que des candidats compétents soient rejetés car leur adhésion à « la vision présidentielle pour l’Irak » est jugée insuffisante.
Dès le départ, l’Irak revue et corrigée par les États-Unis n’avait aucune chance de voir le jour.
Pour Rajiv Chandrasekaran, le plan Bush ne consistait pas seulement à « libérer l’Irak », mais aussi et surtout à l’orienter vers une économie de marché. Ainsi, toutes les entreprises publiques doivent être privatisées. Ici, seules trois personnes sont chargées de cette tâche colossale, là où il en fallait 8 000 en ex-RDA. À l’époque de Saddam Hussein, l’Irak comptait déjà 40 % de chômeurs. En décidant de dissoudre l’armée, les Américains ont mis des dizaines de milliers d’Irakiens au chômage, levant du même coup des légions de nouveaux ennemis contre les Etats-Unis. Ça c’est fort ! Quant au processus de « débaasification », il prive les écoles de leurs professeurs, les entreprises de leurs dirigeants, et la police de ses hommes. L’Irak sombre dans le chaos. Même les plus farouches opposants à Saddam Hussein se surprennent à le regretter.
Pendant ce temps, les occupants de la Zone verte – véritable bulle américaine soigneusement isolée –, qui n’en sortent pour la plupart jamais, s’échinent à mettre sur pied des plans inapplicables, en complet décalage avec une réalité dont ils ignorent tout. À l’image de ce haut responsable dont l’ouvrage de référence est un guide touristique des années 1970. Entre deux réunions, dans l’espace protégé, on se baigne, on drague et on profite du buffet à volonté. Il a fallu attendre six mois d’occupation et les secousses des premiers obus dans la Zone verte, pour que ses habitants réalisent que la situation à l’extérieur de leur petit coin de paix n’était pas exactement celle qu’ils croyaient.
Rajiv Chandrasekaran, « Dans la zone verte. Les Américains à Bagdad », Editions de l’Olivier.
Pour se faire une idée de ce qui se passe de l’autre côté de la Zone verte, lire le livre d’Anne Nivat, « Bagdad, zone rouge », avec un avant-propos d’Olivier Rolin, paru chez Fayard au mois de février 2008, 288 pages.