Le plus iconoclaste des académiciens nous livre sa lecture "des Taiseux". Avec minutie, l’auteur y raconte la recherche de son père inconnu, "un fantôme qui ne gagne guère à s’incarner".
Sur l’un des sommets de la carrière, on fut même le premier assistant du rédacteur en chef adjoint coiffant les pages « culturelles ». A ce poste, on centralisait la copie des collaborateurs, non sans le désagrément, parfois, de convenir du talent d’autrui, et l’on relançait les retardataires qui étaient en général les plus aptes à l’emploi des mots.
Mr Ezine appartenait à la catégorie, et pour obtenir un sursis de vingt-quatre heures avançait des arguments divers. Tantôt sa grand’mère était à l’agonie -elle poussa l’obligeance jusqu’à mourir deux fois pour la commodité de son descendant. Tantôt la rougeole clouait au lit toute sa famille, si un épouvantable accident de la circulation sur le périphérique ne rendait pas impossible l’accès de la capitale, Mr Ezine habitant la campagne dont l’air vivifiait son style. Un jour il raconta que, travaillant comme à l’accoutumée à une table dans son jardin, en raison d’une absence momentanée –il avait couru répondre au téléphone- une vache qui broutait l’herbe du champ voisin, avait passé son mufle par-dessus la haie : elle avait avalé tous ses feuillets, sa déclaration d’impôts comprise. Que lui répondre ? On attendrait encore un peu l’article qui charmerait le lecteur, mais qui renforcerait encore la réputation de fantaisie attachée à Mr Ezine.
Connaît-on bien ceux que l’on connaît de longue date, surtout dans une salle de rédaction où une cordialité de vestiaire masque les sentiments ? Il jouait bien la comédie de la désinvolture, Jean -Louis qui, jusqu’ici, avec une rare économie, n’avait signé que deux romans… Chaque individu porte en lui une blessure secrète : elle découle, coule et suppure depuis. Ici (*) quelqu’un de talent s’est décidé à débrider la plaie. Il a affronté la vérité de ses origines et cette vérité le déshabille comme la foudre le fait avec le berger, en même temps qu’elle lui imprime sur l’épaule la photo d’un inconnu. Ou la fleur de lys de Milady. Ezine est le patronyme d’un père d’adoption qui était un complet abruti. La mère dont les gens bien louaient les services –à tous les sens du verbe- n’avait qu’à moitié avoué, avant que l’eau d’un canal ne se referme sur le corps de cette dépressive aux mains déformées par les travaux – admirable portrait… Elle en avait juste assez révélé pour que la vie du fils ne fut plus que la recherche d’un fantôme qui ne gagne guère à s’incarner : un banal séducteur à moustache qui, telle la dame du dictionnaire, semait à tous les vents. Des enfants, il en avait partout, tant et si bien qu’à son enterrement, deux veuves se présentèrent au curé, chacune de bonne foi, si l’on ose dire à propos d’une église. Double, triple, voire quadruple existence du dénommé Robert, que l’auteur reconstitue avec une patience d’enquêteur disposant de faibles indices, sans jamais se départir de l’ironie sous-jacente dans ses papiers, et peut-être par instants se l’applique-t-il trop fort à lui-même lorsque, pour s’éloigner du drame, il ressemble au pêcheur qui, avec sa gaffe, écarte sa barque de la rive.
Ce sont aujourd’hui, papiers de famille, ultime convocation devant le tribunal dont les jugements ne sont jamais exécutés si, en revanche, toutes les peines sont réservées aux survivants. Dehors, le brouillard du pays d’Auge qui suscite des formes propices aux rêves nervaliens et à la noyade. A l’intérieur, dans le domestique, selon la formule du XVIIème siècle, un silence favorable à l’éclosion des chimères. Ezine en établit la liste sur un ton qui le rapproche de Blondin, s’il faut à tout prix lui trouver un géniteur digne de lui. On savait déjà que la Normandie est la région la plus riche qui soit en écrivains. On sait désormais que même les vaches, Salers ou Charolaises, s’y nourrissent de belles lettres.