Angelo Rinaldi, le plus iconoclaste de nos académiciens, nous livre sa lecture d’une fresque sur la révolution de 1848.
« À bas les voleurs ! » . L’a-t-on crié, l’an passé, sous des fenêtres à Wall Street ? Non, mais déjà sur la place de la Bourse, à Paris, en 1848, au moment où les banquiers, accourus sur le parvis, feignaient d’approuver la foule en train de défiler. La « canaille » vêtue de toile bleue, qui se contenterait bien que l’on ramenât la durée du travail de douze à dix heures par jour. Commence alors à s’établir en février – Louis-Philippe et Guizot débarqués presque dans la même fournée –, la table du roi pas encore desservie au Louvre, une République sociale que les historiens n’ont jamais étudiée à fond. On dirait même qu’on l’a recouverte de ce voile jeté, pour la nuit, sur la cage des oiseaux. Enfin, qu’ils ne sifflent plus La Marseillaise ceux-là qui ne sont plus à nos yeux, et au mieux, que des noms de boulevards ou de stations de métro : Barbès, Blanqui, Ledru-Rollin, Louis Blanc… La répression en juin, après un entracte démocratique pendant lequel fleurirent les journaux tels que Le Tocsin des travailleurs, et se vidèrent les prisons de leurs détenus politiques, coûtera la vie à dix mille citoyens – dix mille à vue de nez. Sans compter les déportations.
D’une période renouant avec le lyrisme de 89 – bien qu’un ton en dessous, désormais sans références à la Rome de l’Antiquité – la mémoire collective ne retient, en général, que la longiligne silhouette de Lamartine, dindon mélancolique se portant sur les barricades par délégation du gouvernement provisoire qui a lâché de la vapeur, quand la machine a explosé. La marée humaine ne convient pas au poète du lac du Bourget. Il n’a que trente millions de francs à offrir aux chômeurs dont le nombre ne cesse d’augmenter, et qui répondent : « C’est assez pour nous humilier, pas assez pour nous nourrir. » Tout le monde a de la réplique à l’époque, du langage et du style. Désirée Gay, déléguée des ouvrières du IIème arrondissement, lingère de son état, quand elle rédige pétition sur pétition, a dans la phrase des balancements d’orateur à la tribune. Comme si la force des événements élevait naturellement chacun à une hauteur qu’il n’eut jamais atteint à l’ordinaire, révélant les caractères, inspirant les attitudes. Lorsque l’Orléans, fils d’un régicide, tente encore de mater la rébellion, rue Saint-Martin, enveloppant d’un drapeau rouge son torse amaigri par la faim où ne manquent que les clous du Golgotha, s’écrie face aux soldats : « Tirez si vous l’osez ! » Et les fusils de s’abaisser.
Aurait-il eu cette chance quatre ans plus tard lorsque, après de décevantes élections pour la gauche, la classe moyenne et la paysannerie, oubliant « l’amour universel » sans cesse proclamé, céderont à la peur qui est dans l’ADN des possédants ? Elles inventent le mot avant la chose : le communisme qui épouvante soudain les esprits. La campagne qui ne sait pourtant rien de Babeuf, aperçoit des « partageux » derrière chaque haie et s’unit au château qui l’exploite. Paris qui a communiqué sa fièvre à l’Europe – à la Pologne, à la Prusse, à l’Autriche, à l’Irlande, aux royaumes d’Italie toujours régentés par les Bourbons – se couvre de barricades, divisé en deux zones : les beaux quartiers et les autres, bientôt éventrés en partie, comme tant de corps à la baïonnette, par la politique d’urbanisation du baron Haussmann qui veut de la largeur pour la cavalerie dispersant émeutiers ou grévistes. La débâcle de la monarchie et ses conséquences – les comités d’ouvriers, les défilés de chômeurs, les ateliers nationaux, la liberté d’expression, l’abolition de l’esclavage aux Antilles, le repos dominical – rien de recevable aujourd’hui pour le prince de Monaco, hanteront jusqu’à la fin du siècle les partisans de l’ordre. Et par la suite ce sera : « Plutôt Hitler qu’une semaine de congé à la bonne. »
Dans un pays dont l’histoire est constituée de secousses – aucun sismographe, la veille, n’en décelant l’imminence – celle de 1848 n’a jamais été montrée dans son ampleur de fresque que seul, sans doute, le cinéma saurait restituer, avec ses râles, pétarades, fuites, paniques, exécutions sommaires et chars transportant des cadavres à la lueur des torches. Il faudrait au moins le souffle épique d’un Eisenstein pour la reconquête des secteurs populaires par la Garde nationale qui massacre sans pitié, et jusque dans les allées du Père-Lachaise où, de peu, le fossoyeur municipal y passerait. (Ai-je rêvé qu’il s’est exclamé : « Je suis un fonctionnaire, et c’est le sommet de ma carrière » ?). Par le chemin de fer arrivent à la rescousse, en provenance de leurs castels et gentilhommières, des Jivaros à particule, avides de réduire une tête de rebelle, et si la rue a été reprise, on se paie un passant, n’importe lequel, on doit avoir quelque chose à raconter au retour.
Les auteurs du livre ont eu – trait de génie – l’habileté d’appeler à la barre des témoins des deux bords. D’un côté, Tocqueville, ce veau-froid-mayonnaise de la littérature, grand propriétaire à qui le sanglant de la répression réussit à donner des couleurs ; Mérimée qui préférera toujours une injustice à un désordre. De l’autre, Baudelaire qui se souviendra avec pitié des « pauvres assommés » dans ses Tableaux parisiens ; Victor Hugo entamant sa marche en crabe de la droite à la gauche – à l’inverse du schéma toujours en vigueur ; Flaubert qui puisera, dans le tumulte, des éléments pour son Éducation sentimentale ; George Sand qui ne désespère pas d’un arrangement. Et puis des inconnus, les inculpés des procès qui suivirent et aboutirent à la déportation d’une multitude qui est à inclure dans la note présentée au peuple. M Maurizio Gribaudi et Mme Michèle Riot-Sarcey libèrent leur parole jusqu’alors enfermée dans les cartons des archives dont la poussière ferait sans doute s’élever l’équivalent d’un champignon atomique au-dessus de la ville.
On doit accepter leur ouvrage pour ce qu’il est, si sobre qu’il soit, et fort de cette sobriété même : un chapitre inédit des Misérables.
1848, la révolution oubliée
Maurizio Gribaudi, Michèle Riot-Sarcey
Editions La Découverte, 12 euros
"Victor Hugo entamant sa marche en crabe de la droite à la gauche – à l’inverse du schéma toujours en vigueur "
le prétexte de ce petit livre pour un bon mot irrésistible… Ah, notre angelo des barricades ne changera jamais…
48 - c’est une révolution bien vivante au contraire, qui ne saurait être réduite à son usurpation par quelques égo littéraires, ni à l’égo d’angelo qui veut rajouter le sien à ceux de victor, george, alphonse, alexis et les autres…