Retour dans le camp de Nahr Al-Bared où la fin officielle des combats opposants l’armée libanaise et les militants islamistes radicaux du Fatah Al-islam a laissé place à un quotidien maudit.
Franchir la frontière avec la Syrie voisine apparaît à côté un jeu d’enfant. A Nahr El Bared, l’un des plus anciens camps palestiniens du Liban, situé aux confins nord du pays au dessus de Tripoli, l’accès est tout bonnement interdit. Comme si les vraies frontières du pays, hormis au sud avec Israël, étaient d’abord intérieures et servaient à délimiter des territoires interdits. Du fait de leur statut d’extraterritorialité, à la suite des accords de 1969 entre les autorités libanaises et l’OLP, les camps de réfugiés installés dans le pays échappent ainsi au contrôle des forces nationales qui n’ont pas le droit d’y intervenir. Seules les organisations palestiniennes qui y sont représentées ont un droit de regard sur la gestion des affaires. Mais à Nahr El Bared, ce cadre a volé en éclat. Désormais, pour rentrer dans le camp de Nahr El Bared, il faut le visa : celui délivré par les « moukhabarat », les services de sécurité libanais qui en investi la place et repris le contrôle. Un fait sans précédent.
. Car depuis la fin officielle des violents combats opposant pendant plus de trois mois l’armée libanaise et les militants islamistes radicaux du Fatah Al-islam qui avait pu se développer dans ce sanctuaire devenu sa base arrière et son bastion en 2007, le camp de Nahr Al-Bared est devenu une forteresse mise en quarantaine, bardée de soldats filtrant les rares allers-venues. Les résidents, comme Abou Souheib, ce palestinien qui y vit depuis plus de vingt ans avec sa famille, et les visiteurs réguliers, comme Abou Jawad, ce fermier du village d’à côté qui vient tous les jours y vendre les produits de sa terre, doivent à chaque passage montrer patte blanche au poste de contrôle : une licence temporaire validée par les renseignements intérieurs, qu’ils doivent régulièrement renouveler. Une corvée à laquelle ils se plient en remerciant le ciel d’être encore en vie. Et en maudissant Chaker Al-Absi.
« C’est là qu’il habitait », pointe du doigt Abou Souheib. Il a fallu traverser presque un km à l’intérieur du camp, au bout d’un labyrinthe de ruelles cratérisées et sans trottoirs, pour dénicher le domicile du chef du Fatah Al-Islam. La violence des combats, qui ont fait quelques 430 morts, dont 40 civils et 167 soldats libanais et dont les objectifs restent obscurs, a laissé partout ses marques. Coincée entre deux bâtiments en ruine criblées de balles et de structures inachevées en construction, la maison paraît bien misérable pour avoir abrité pendant plusieurs mois un leader à la tête alors de quelques 300 militants, et qui figure comme l’homme le plus recherché du moment au Liban et en Syrie. Donné pour mort à l’issue de la bataille de Nahr Al-Bared avant de ressusciter en janvier dernier par voie de communiqué audio posté sur le net, le « Cheikh », comme l’appellent ses partisans, s’est depuis mystérieusement volatilisé. Sans cesser de polluer un processus déjà chaotique de normalisation annoncée entre le Liban et la Syrie, et dont Al-Absi est devenu l’abcès de fixation.
Son étrange disparition a ainsi laissé le champ libre à de beaux règlements de compte entre les grands ennemis, le parti anti-syrien – Courant du Futur - dirigé par Saad Hariri et le régime de Bachar Al-Assad. A celui qui dégotera le plus de « preuves » du soutien apporté par l’autre au Fatah Al-Islam et à son chef. Le coup des « confessions » diffusées en novembre par la télévision syrienne montrant les membres du groupe arrêtés par les services de sécurité syriens aux lendemains de l’attentat du 27 septembre à Damas (17 morts) aura dépassé tous les autres : outre l’aveu de paternité de cette action visant le régime syrien, ils y affirmaient sans ciller que le mouvement radical avait été financé par le courant du Futur. Mensonges !, s’était alors empressé de répondre Saad Hariri retournant le compliment à son puissant voisin, l’accusant de vouloir garder la main sur le Liban en infiltrant des terroristes à ses ordres pour pouvoir justifier de mener des opérations de sécurité sur le territoire libanais.
« En fait, ils sont tous les deux dans le coup », tranchent de concert Abou Souheib et Abou Jawad, se faisant l’écho d’une analyse partagée par la grande majorité des Libanais hors champs des lignes partisanes. « Hariri avait besoin de soutenir les courants sunnites, y compris radicaux, comme ses amis et compatriotes saoudiens [la plupart des membres de la famille Hariri ont la double nationalité libano-saoudienne] qui les ont financé pour contrer les Hezbollah et l’influence chiite dans le pays ». De fait, les rangs militants sunnites avaient très mal vécu la « victoire divine », selon l’expression du leader du Hezbollah, contre Israël au cours de la guerre de 34 jours à l’été 2006, et avaient reproché au parti de Hariri sa déconfiture face à la démonstration de force du parti chiite contre le courant du futur au cours des affrontements entre les deux camps en mai dernier. Le péril chiite grandissant, il fallait agir. « Mais c’est la Syrie qui les a implantés dans le camp, et leur a fourni les armes, comme elle l’a fait dans le passé pour d’autres », pour pouvoir justifier le maintien de sa présence au Liban, ajoute Abou Souheib.
Un grand classique dans la région, où les soutiens financiers et logistiques apportés aux communautés sunnites ou chiites cristallisent des enjeux de pouvoir, que se partagent traditionnellement l’Arabie Saoudite, l’Iran et la Syrie… Quitte à marcher parfois sur les plates-bandes des autres, et perdre du coup le contrôle sur ses « créatures », comme le Fatah Al Islam, qui a pris son autonomie et s’est mis à poursuivre des objectifs propres en s’attaquant à l’armée libanaise et en s’en prenant à la Syrie. « Et nous, les réfugiés Palestiniens » se lamente une vieille dame assise devant sa maison en ruine, « nous sommes toujours les otages de ces luttes de pouvoir, et les premiers à en payer le prix ».
Histoire de compliquer plus encore l’affaire et de brouiller davantage les pistes, le groupe vient de mettre en ligne sur les sites islamistes radicaux un communiqué daté du 8 décembre dans lequel il annonce que Chaker Al-Absi, qui a « fui en Syrie », y a été « capturé ou tué » par les renseignements syriens… Confirmant la nomination de son successeur au Liban, le Cheikh Abou Mohammad Awad – qui s’est réfugié dans un autre grand camp palestinien au sud du Liban, à Ain El-Héloué, ainsi que plusieurs autres membres du groupe – les signataires rejettent l’existence de tout allégeance, que ce soit au courant Hariri, « parti renégat et infidèle », qu’au régime syrien, qui « s’est nourri du sang de nos frères musulmans [en référence à la campagne de répression menée contre les islamistes syriens à Hama en 1982] », à l’exception de celle, consentante, accordée à… Oussama ben Laden.
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