Un génocide, ça ne s’improvise pas. Même en Afrique, même au Rwanda…
Trop souvent négligés, les grands théoriciens militaires français ont reçu un vibrant hommage, étonnamment passé inaperçu. Une guerre noire : Enquête sur les origines du génocide rwandais (1959-1994) (La Découverte) de David Servenay et Gabriel Périès est pourtant un gros pavé. 500 pages, des centaines de notes de bas de pages, des années d’enquêtes et d’entrevues qui décortiquent par le menu comment un génocide a été rendu possible, une population entière instrumentalisée, un pays entier transformé en champ de bataille.
Un génocide, ça se prépare, ça se mitonne même. Il ne suffit pas de faire exploser un avion présidentiel…
Cinquante années ont donc été nécessaires pour arriver au grand oeuvre rwandais de 1994. Le temps de digérer la notion de guerre révolutionnaire, forgée durant les guerres de décolonisation françaises.
Petits morceaux choisis.
« Pour la bataille d’Alger, l’opération de recensement a été menée patiemment, d’abord en numérotant chaque maison, avec des chiffres et des lettres, un quadrillage en règle de la zone, puis, en réalisant la même opération sur les habitants de la ville, comptés, identifiés et fichés, quartier par quartier, maison par maison. Une population systématiquement filtrée et fouillée, par un ensemble d’organismes de contrôle de renseignement, dès qu’elle sort de la Casbah. Une fois ces listes établies et vérifiées sans relâche, les paras partent à la chasse au suspect. La nuit ou le jour, avec le droit de perquisitionner n’importe quel domicile, pour y détecter ceux qui manquent à l’appel ou ceux qui sont en trop.
(…) La base de données du recensement ne suffit pas à arrêter les terroristes, il faut également traquer sans pitié l’organisation clandestine par l’interrogatoire serré et musclé des suspects. Interrogatoire qui peut très bien déboucher sur une disparition aux effets psychologiques dévastateurs. C’est l’œuvre des services spécialisés, en particulier des Groupes spéciaux du capitaine Aussaresses.
En effet, contrairement à une idée reçue toujours vivace, les pratiques de la torture alors abondamment utilisées ne servent pas seulement à obtenir du renseignement, elles servent également à terroriser la population afin de lui faire rejeter la rébellion et adhérer à un projet politique en la mobilisant. Elles ont donc surtout un objectif politique. Tous les officiers qui ont participé à la guerre des maquis de la Résistance le savent, un réseau clandestin a des règles strictes en matière de liaison. Si un individu n’est pas à l’heure H à un rendez-vous, il faut impérativement alerter tous ses contacts. Un renseignement obtenu sous la torture n’est donc véritablement opérationnel que dans les deux à trois heures qui suivent une arrestation. En général, les protagonistes des débats sur la torture se gardent bien d’expliquer cet aspect d’une pratique qui, pour abjecte qu’elle soit, est aussi inefficace d’un point de vue strictement militaire — sauf dans une dictature qui l’utilise comme instrument de ralliement et de persuasion. Personne n’a mieux expliqué et conceptualisé les effets psychologiques de la terreur dans le cadre de la « guerre révolutionnaire » que Claude Delmas, un des conseillers du ministre de la Défense de Guy Mollet, Maurice Bourgés-Maunoury entre février 1956 et juin 1957. Il est l’auteur en 1959, du premier « Que-sais-je ? » sur la guerre révolutionnaire . Exposant les transformations qu’ont introduites dans les perspectives militaires aussi bien l’arme atomique que les méthodes de la guerre révolutionnaire, il définit la place qu’occupe la technique, si ce n’est la technologie qui symbolise le mieux de cette dernière forme de conflit : le poignard. Elle constitue, « à côté de la bombe atomique » un « défit global » pour l’Occident. Les choix se font alors drastiques, et les méthodes d’action de ce type d’affrontement finissent, dans la mêlée, par se confondre sous le visage hideux du terrorisme, de la pratique de la terreur.
Pour Claude Delmas, en effet « la guerre révolutionnaire se donne un visage terroriste parce que ceux qui la dirigent prennent à leur charge le ressentiment d’humiliés, et promettent à ce ressentiment les satisfactions de la vengeance — mais aussi parce qu’ils prétendent par doctrine à la domination de la société, parce qu’ils ne peuvent négliger d’utiliser à leur profit les forces obscures de l’individu et des masses (…). Ils faut qu’ils fassent résonner ces mots au pouvoir électrisant : “loi martial, salut public, mort aux traîtres” ».
Mais qui la dirige réellement ? La question peut se poser. Car l’auteur de ces lignes prend comme exemple, dans un étrange retournement de valeurs, ceux qui ont excellé en la matière, il n’y a pas si longtemps que cela. Pour Claude Delmas, il est clairement établit que « Les nationaux-socialistes allemands l’avaient compris, non seulement en empruntant aux communistes les méthodes conjuguées de la démagogie de masse et des minorités agissantes, de la propagande et de l’intimidation, mais aussi en tirant toutes les leçons de cet axiome capital de l’action révolutionnaire : le pouvoir se prend par la fascination . » Et cette fascination ne peut trouver qu’une seule et unique origine. Au diable la liberté, la justice… aucun idéal n’est en effet plus fort que « l’appel et l’approche d’une grande tragédie collective ». Alors froidement, le conseiller du ministre de la Défense pendant la bataille d’Alger, d’évaluer en technicien, les fonctions de la terreur à partir de ses effets sur une population : « elle exerce sur ceux qui seront un tout état de cause des adversaires une action paralysante, et une action attractive sur ceux qui sont susceptibles de se rallier, parce que « quelque chose », au fond du cœur des hommes, s’éveille au lever de rideau de la tragédie politique, et le fascisme a donné la preuve que la mythologie de la Révolution est plus décisive que son contenu rationnel . » La terreur permet donc d’établir, d’imposer le partage des eaux entre l’ami et l’ennemi dans la conquête du pouvoir, par le chemin de la guerre, de la violence et réaliser ainsi la prise du pouvoir, la « Révolution » : « Au surplus, la terreur donne à la Révolution une plus grande puissance de rupture. Un no man’s land couvert de cadavres est la meilleur des séparations entre la société déchue et la société naissante, une tête coupée étant par définition ce qui ne se recolle pas . » Sur le terrain, les retournements, les mesures de guerre et d’action psychologiques qui organisent l’adhésion au projet politique : celui de la pacification, de l’intégration de l’intégration franco-algérienne. Ce sont là les missions des 5ème Bureau créés le 19 juillet 1957 par le colonel Lacheroy qui partage également avec Claude Delmas le statut de conseiller de Bourgès-Maunoury. Pour ce faire, ces 5ème Bureaux disposent d’un ensemble de centres de tri des populations, de regroupement de prisonniers et d’équipes spécialisées. Les unes, dans certains de ces camps, prennent en main des prisonniers pour les « retourner », tandis que d’autres, les Sections administratives spéciales (SAS), sillonnent le djebel en mobilisant à coup de haut-parleurs, de panneaux illustrés et de tracts, les populations, les femmes et les enfants.
(…)Poussés par la dynamique de l’action, les officiers français sont en effet conduits à contester les prérogatives de tous ceux qui ne sont pas d’accord avec une telle conception. D’où quelques luttes furieuses entre officiers légalistes et officiers « révolutionnaires ». Ensuite, et c’est beaucoup plus grave, certains en arriveront à contester la légitimité des responsables politiques parce qu’ils pensent détenir le pouvoir de fait. C’est pourquoi le général de Gaulle, après son coup d’État , prend les mesures qui s’imposent pour marginaliser ce courant au sein de l’armée, en l’envoyant au loin, en Amérique du nord, du sud, en Afrique… D’autres finissent leur course dans les errements du putsch de 1961 et le terrorisme de l’Organisation de l’armée secrète (OAS). C’est l’effet cannibale de cette doctrine : la « guerre révolutionnaire » finit par dévorer ses propres praticiens.
Hogard sera l’un des rares officiers « révolutionnaires » à échapper aux foudres gaulliennes. Ses relations familiales -il est marié à la sœur de Pierre Guillain de Bénouville, l’un des quatre généraux de la Résistance intérieure, très proche du Général- le maintiennent en dehors de l’effervescence algérienne et de la crise de l’OAS. Parti en 1959 en Algérie en poste à Souk Haras, près de la frontière tunisienne, on lui conseille rapidement de rester tranquille s’il ne veut pas briser là sa carrière. En 1961, il est affecté au Sénégal, d’où il peut observer de loin le putsch d’Alger. Il deviendra général.
Chacun est sommé de choisir son camp. Si Lacheroy bascule dans les rangs de l’OAS, Trinquier passe à travers la purge des officiers indochinois. En décembre 1960, Pierre Messmer, ministre des Armées, qui vient de dissoudre les 5èmes Bureaux, lui propose une mission secrète qui nécessite sa démission des cadres d’active. Dans le jargon, cela s’appelle une mission feu orange. « L’Annamite » accepte. En janvier 1961, il pose le pied au Congo, dans la province reculée du Katanga, pour former la gendarmerie du sécessionniste Moïse Tshombé et verrouiller la région sud du pays alors que Patrice Lumumba exige une décolonisation rapide . Un peu plus tard, Bigeard se retrouve également en Afrique, à Bangui. Un savoir-faire si précieux ne saurait se perdre. C’est le début du long destin africain de la « guerre révolutionnaire ». »
« La bataille d’Alger est un moment clé de l’histoire militaire française. Mais elle eut d’autres conséquences de dimensions internationales. Toute bataille est un moment de synthèse des doctrines et l’occasion de tirer des conclusions, qui sont très vite partagées avec d’autres armées amies observant de près la situation. Inquiètes ou fascinées. Au tournant des indépendances, la bataille menée par les parachutistes de Massu attire tous les spécialistes des armées alliées de la France et coalisées contre le communisme international. On le sait aujourd’hui : de nombreux officiers étrangers se sont formés aux techniques françaises de la « guerre révolutionnaire » pendant ces « événements » . Des cadets argentins, élèves officiers, viennent en stage dans la ville blanche pour y étudier in vivo les règles du combat urbain et de la guerre psychologique.
D’autres stagiaires fréquentent les écoles de la « guerre révolutionnaire ». Le Centre d’instruction à la pacification et à la contre-guérilla (CIPCG) d’Arzew est l’un des points névralgiques de cette transmission de savoir. Cet établissement, créé en 1956 dans une base amphibie près d’Oran, est alors le lieu de formation des officiers de réserve qui découvrent le terrain algérien. On y instruit aussi des officiers et sous-officiers d’active aux subtilités de la propagande. Parmi les stagiaires étrangers, un certain Louis Marlière , officier belge, spécialiste du renseignement en fonction au Congo . À Léopoldville, il dirige le 2ème bureau qui va accompagner toute la période de transition vers l’indépendance des colonies de Bruxelles : le Congo et deux États sous tutelle de l’ONU, le Rwanda et le Burundi.
En 1955, le major Breveté d’état-major (BEM) Louis Marlière dresse un parallèle édifiant entre les opérations menées au Laos et la situation du Congo . Il commence par ce préalable : « De nombreux articles précédents ont déjà permis au lecteur de se faire une idée des procédés de combat utilisés en Indochine tant du côté Vietminh que du côté français ». La géographie, la population, tout rappelle le Congo : « Ce pays est pauvre et couvert par la forêt clairière aux arbres clairsemés qui rappelle la brousse du Katanga ». Après avoir décrit la tactique d’invasion de la zone par le Vietminh (« préparation politique », puis « préparation militaire » par le « renseignement » et le « soutien logistique »), il détaille la tactique défensive française, le travail de harcèlement mené sur les arrières de l’ennemi par de petites unités « légères et agressives ». Or, au Congo « le pays est perméable à l’infiltration ». Le risque est grand d’être confronté à un conflit de même nature. Conclusion logique et sans appel : « quelques centaines d’hommes agissant sur les arrières freinent plus efficacement l’ennemi qu’un bataillon menant le combat retardateur classique ». Un vrai plaidoyer pour la guerre moderne.
(…) C’est un rapport adressé au ministre des Colonies en personne sous le sceau « Confidentiel ». En cinquante-sept pages serrées, il raconte en détail la mission en Indochine du commandant Marlière effectuée du 23 février au 18 juin 1954. Cette mission est « d’étudier sur place l’organisation des bataillons autochtones vietnamiens, leur instruction et leur utilisation » et de « rendre compte de ce qu’il aurait observé pendant son séjour ». Le texte, extrêmement précis et documenté, met en avant la dimension politique du conflit : « La politique française à l’égard de l’Indochine n’a jamais été nette. Le but à atteindre n’a jamais été clairement défini. Le combattant n’a jamais eu l’appui moral de la nation. « Toujours trop peu et toujours trop tard », tel fut le drame de cette guerre ».
On le voit, l’officier belge a parfaitement adopté le point de vue de ses camarades français. Mieux : il développe tout le paradoxe de ce conflit, exactement comme le colonel Lacheroy. D’un côté, les forces de l’Union française : plus de 500 000 hommes, des chars, des avions, des hélicoptères et des navires. De l’autre, le Viet Minh : 300 000 hommes « de bonne qualité », formés comme des « guérilleros armés ou Du-Kich » pour combattre dans leur village. À la fin, la France perd la guerre, malgré sa supériorité en troupes et en armes. Pourquoi ? La recette est connue : guerre de guérilla menée avec l’appui du peuple, grâce aux commandos et au Groupe mixte d’intervention , « une organisation chargée d’encadrer et d’actionner les groupes de partisans disséminés sur les arrières Viets ».
»
« En prenant le pouvoir, les « camarades du 5 juillet » décident d’allonger la durée de la formation des jeunes recrues. En 1973, elle s’étale sur trente mois. À partir de 1982, tous les élèves, qu’ils soient amenés à servir dans l’armée ou dans la gendarmerie, vont suivre quatre années de formation pour devenir officier des FAR.
Qu’apprennent-ils à l’ESM ? L’instruction militaire (38 % du temps global de formation) et l’enseignement scientifique (48 %) dominent, devant l’éducation physique et sportive (14 %) « orientée vers l’acquisition des techniques commandos ». Pour en savoir plus, il faut retrouver des anciens des FAR. Tous ne sont pas cachés à Nairobi, Bruxelles ou Montréal dans un exil secret ou détenu dans les prisons du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) à Arusha en Tanzanie. Après la guerre, beaucoup ont choisi de déposer les armes et de rallier le camp des vainqueurs.
Le dernier de ces « ralliés » s’est rendu en 2003 après dix années de lutte dans les guerres du Kivu. Petit homme vif et drôle, physiquement marqué par ces années de maquis et manifestement sans scrupules, le général-major Paul Rwarakabije reçoit dans son bureau très simple de président de la commission de démobilisation. Il gère le retour à la vie civile des milliers de combattants, anciens des FAR ou de l’Armée patriotique rwandaise (APR), qui tentent de se réinsérer dans la société civile. Originaire de la région de Ruhengeri (Buhama), il est né en 1953 dans une famille de paysans. Après sa formation d’officier au Rwanda, il a effectué un stage d’un an à l’École des transmissions de Montargis en France. Puis il est revenu au pays, dans la gendarmerie où il est devenu un spécialiste de la logistique. En civil -chemisette sans cravate- il raconte avec force détails sa formation à l’ESM entre 1973 et 1976 :
« - En dernière année, toute la promotion devait passer le brevet commandos. On apprenait les techniques commandos : comment se battre sans armes, grimper sur des cordes, des rochers. Les courses, la navigation sur le lac avec les dinghies, les escalades dans les volcans. Plus la tactique commando, c’est-à-dire comment diriger de petites unités pour mener des actions à l’intérieur des positions ennemies.
« - Sur les arrières ?
« - Sur les arrières, c’est ça.
« - Est-ce qu’on vous parle alors des doctrines de lutte anti-subversive ?
« - Bien sûr, mais là où on a approfondi, c’est dans les derniers mois de l’Ecole supérieure militaire. On le faisait d’abord sur le plan pratique avec le stage commando pendant six mois, puis les grandes théories des différents auteurs développées à l’école sur les quatre derniers mois.
« - Les grands auteurs, c’est qui ?
« - L’allemand Clausewitz, un Français… Lacheroy et d’autres, j’ai oublié… Trinquier, c’est ça. On a passé en revue ce qu’ils ont écrit et d’où ils tiraient ça. Nous avons d’abord appris la guerre classique. Mais la dernière période, c’était surtout la guerre révolutionnaire, pendant un an, pour compléter les cours classiques.
« - Qui sont alors vos instructeurs ?
« - L’un est connu : le général-major Ndindilyimana, qui avait fait son brevet militaire en Belgique. D’autres avaient fait leurs études en France, des officiers rwandais à l’Ecole de guerre de Paris. Le colonel Rwabalinda nous faisait des conférences. Lorsque j’ai fait les six mois du cours d’officier supérieur en 1990, le colonel Bagosora nous a donné quelques cours sur les problèmes de défense. Cela comprenait la guérilla et d’autres types de combat. En 1990, les officiers belges dirigeaient les cours : le colonel Marcus, aujourd’hui général, il est maintenant attaché de défense à Kinshasa. »
La réforme de l’armée initiée par les « camarades du 5 juillet » intègre donc l’apport des expériences menées dans les années 1960 par les pionniers de la lutte anti-Inyenzi. Au moment même où ces officiers refondent l’appareil d’État sur le modèle du parti-État-garnison. Cet enseignement de la « guerre révolutionnaire » sera constant jusqu’à l’attaque du Front patriotique rwandais (FPR) d’octobre 1990. Ainsi, le général Jérôme Ngendahimana, formé entre 1979 et 1984 à l’Ecole royale militaire de Bruxelles rentre au pays comme instructeur à l’Ecole de gendarmerie de Ruhengeri. « Dans le cadre des cours, pendant ma scolarité en Belgique, dit-il, on a appris la guérilla et la contre-guérilla. À l’époque, il y avait de nombreuses guerres de libération en Afrique australe : le Zimbabwe, l’Angola, la Namibie et l’Afrique du sud… »
La formation de ces officiers s’adapte à la donne géostratégique du moment : la fin de la coexistence pacifique a relancé l’activité des maquis marxistes et des mouvements de libération en Afrique australe. Le Front de Libération du Mozambique (Frelimo) a pris le pouvoir à Maputo, la Rhodésie blanche de Ian Smith est en train de sombrer. Pour les Occidentaux, la menace communiste est plus forte que jamais. Un autre officier, formé à la même époque au Rwanda, suit exactement le même cursus. Martin Ndamage entre à l’ESM en 1977. Trois ans plus tard, il effectue lui aussi le stage commando de Bigogwe pour la pratique, puis un enseignement théorique à la « guerre totale et à la guerre révolutionnaire » délivré par Augustin Ndindiliyimana, un gendarme :
« - On nous parle du fait que dans la guerre, tout entre en jeu. Il faut donc user de tous les moyens. La guerre révolutionnaire avec des exemples de révolutions armées. L’idée, c’était qu’on pouvait prendre le pouvoir une fois qu’on était avec la population, qui épouse votre cause. On a étudié l’Indochine et l’Algérie, mais je ne me souviens pas des auteurs. On nous parlait des étapes de la guerre révolutionnaire : comment démarrer un mouvement, jusqu’à prendre le pouvoir…
« - Comment ce cours est-il justifié ?
« - En fonction de la situation géopolitique du moment. Au Rwanda, il y avait eu la Révolution. Des révolutions, il y en a alors partout et il peut encore y en avoir une chez nous. Le plus important, c’est de gagner la confiance du peuple. Une bonne propagande, pour expliquer notre cause à la population. Expliquer par exemple au peuple qu’il est opprimé . »
Et le commandant en second de l’Académie militaire de Ruhengeri de préciser : « C’était juste une introduction à quelque chose qui devait ensuite revenir tout au long de la formation ». En effet, à chaque fois qu’ils reviennent à l’ESM, les officiers ont droit à un approfondissement des techniques de la « guerre révolutionnaire » . Dès les années 1970, il est très net que les Rwandais adoptent le savoir-faire de l’école française. Le général Paul Rwarakabije l’explique sans ambages : c’est grâce aux instructeurs français de la gendarmerie qu’il a véritablement compris la lettre et l’esprit de la guerre moderne :
« - Comment travailler avec la population ?…. L’objectif, c’était comment lutter contre la guérilla. Il fallait connaître toutes les techniques de la guerre révolutionnaire. C’était d’abord les définitions de ce qu’est la guerre révolutionnaire, comment réussir la guérilla, il y avait toute une litanie de conditions et puis quelles sont les phases de la guerre révolutionnaire. Quand on commence la guerre, on est opposé aux autorités, comment on monte les hiérarchies parallèles. Tout ça c’était connu, des leçons comme tant d’autres.
« - Vous apprenez aussi le Dispositif de protection urbaine de Trinquier ?
« - Tout ça, oui. On nous apprenait la protection, c’est la raison pour laquelle j’ai été choisi pour assurer la garde des points sensibles de la capitale en octobre 1990. J’étais un spécialiste de ça, je connaissais. Mais il y a une chose qui complète la guerre révolutionnaire : quand on fait les cours de gendarmerie, on sait comment détecter les éléments faisant partie de la guérilla, on sait comment lutter contre la guérilla à partir des cours de la gendarmerie. Pourquoi ? Surtout le renseignement… le renseignement. Les cours de gendarmerie, c’était surtout le renseignement. Comment bien travailler avec la population ? En étant comme un poisson dans l’eau… [il sourit]. Quand on fait de la police ou de la gendarmerie, les techniques de guerre révolutionnaire, on les applique l’une après l’autre.
« - Concrètement, on fait quoi ?
« - Pour le renseignement ?…. Et bien à partir des informations que vous avez : comment les traiter ? Comment les vérifier ? Comment faire l’enquête ? Vous avez le réseau de renseignement ordinaire, celui des autorités : avec les cellules, les secteurs, les communes, les préfectures et le pays tout entier. Quand vous faites des cours de renseignement, c’est pour pouvoir établir des réseaux, même en dehors de ces structures connues de tout le monde : le SR [service de renseignements] de la gendarmerie, le SR civil et le SR politique. Ça existe aussi la police politique, on n’y insistait pas, mais ça existe. »
»
La gendarmerie est bien l’une des clés essentielles pour comprendre la logique du système militaro-policier qui contrôle le pays depuis le milieu des années 1970. À cette période, la coopération franco-rwandaise commence donc à véritablement fonctionner. La politique initiée par le président Georges Pompidou est intégralement reprise par son successeur. Le président Valéry Giscard d’Estaing s’entend bien avec le général-major Habyarimana, allié catholique, pro-occidental et fin connaisseur des leçons d’un colonel Lacheroy qu’il a lui-même côtoyé dans les cours de l’École nationale des officiers de réserve d’état-major. Et puis le Rwanda est un pays accueillant pour le grand amateur de trophées de chasse qu’est le nouveau président français. Son fusil découvre les vastes étendues du parc de l’Akagéra, avec ses buffles aussi dangereux que prisés par les chasseurs de gros gibier. L’accord particulier d’assistance militaire signé en juillet 1975 (voir annexes) prévoit uniquement « l’organisation et l’instruction de la Gendarmerie rwandaise », la « formation et le perfectionnement de cadres de la Gendarmerie rwandaise » dans les écoles militaires françaises ainsi que la « fourniture de matériels militaires à titre gratuit ou onéreux ». Pour l’organisation, aucun doute, le modèle français d’une gendarmerie à deux volets -la territoriale et la mobile- est bien celui retenu par les Rwandais. En ce qui concerne l’instruction, la France envoie en 1976 ses premiers assistants militaires techniques. Paul Rwarakabije cite trois noms d’officiers français qui l’ont formé en 1977 : « le commandant Lucas, le capitaine Dol, le lieutenant-colonel Farnel . » Ces gendarmes instructeurs sont peu nombreux, mais influents. Le Rwanda est d’ailleurs avec le Burundi, Haïti et le Mali, l’un des quatre pays où l’attaché de défense est un officier de gendarmerie . L’arme a des ressources pour défendre ses positions face au puissant lobby africain des troupes de marine. Au Rwanda, elle sera extrêmement présente, jusqu’à l’opération Turquoise où les gendarmes d’élite français seront engagés. « La France a d’abord fourni à la gendarmerie du matériel didactique, du matériel de roulage et de l’armement, rappelle un officier rwandais en 1990. Elle a ensuite donné du matériel roulant à savoir quatorze camions de transport de type Savien, dix jeeps Viasa et plus tard des voitures et camionnettes Peugeot. Elle a enfin construit un Atelier Maintenance pour les véhicules de la gendarmerie au cours de l’année 1981. Et depuis lors, l’on constate que la France s’est vue sollicité par l’Armée Rwandaise et l’aide à la gendarmerie est devenue très insignifiante . » Cet accord particulier d’assistance militaire est très différent des accords de défense ou des accords de coopération signés avec les pays du « pré carré ». Il ne sera jamais publié au Journal Officiel, ni présenté au Parlement. Peut-on parler alors d’un accord secret ? Pas vraiment, répondra en 2001 un très bon connaisseur du dossier franco-rwandais, le député socialiste Bernard Cazeneuve : « S’agissant du Rwanda, l’observateur extérieur ou même parlementaire pouvait penser que les forces armées françaises agissaient en application de l’“accord particulier d’assistance militaire” conclu avec le Rwanda en 1975 et resté secret. La publication de cet accord par la Mission d’information, ainsi que celle de ses avenants, ont montré que ses dispositions étaient les mêmes que celles de l’accord conclu en 1974 avec le Burundi, et publié au Journal officiel du 1er juillet 1975, sans ratification par le Parlement, la nature et le faible niveau d’exigence des clauses ne l’exigeant pas. En bref, l’action de la France au Rwanda procédait non pas de l’exécution des clauses d’un accord international extrêmement sensible et donc classifié, mais d’une volonté étatique française constamment renouvelée . » À bien suivre la « volonté étatique française », l’observateur peut constater dans les années suivantes une évolution qui laisse aux militaires français des marges de manœuvre de plus en plus importantes. L’accord d’assistance militaire va faire l’objet de deux avenants. Le premier change entièrement l’article 3 du texte de 1975. Cet article, capital, fixe les limites de l’intervention des soldats français sur le théâtre rwandais : « Les personnels militaires français mis à la disposition du Gouvernement de la République rwandaise demeurent sous juridiction française. Ces personnels servent sous l’uniforme français, selon les règles traditionnelles d’emploi de leur arme ou service, avec le grade dont ils sont titulaires. Ils ne peuvent en aucun cas être associés à la préparation et à l’exécution d’opérations de guerre, de maintien ou de rétablissement de l’ordre ou de la légalité . » Dans sa version de 1983, il transforme en profondeur les limites posées au champ d’intervention des militaires français, sous couvert d’une simple modification liée à l’usage des uniformes locaux. Voici ce nouvel article 3 : « Les personnels militaires français mis à la disposition du gouvernement de la République rwandaise demeurent sous juridiction française. Ces personnels servent sous l’uniforme rwandais, avec le grade dont ils sont titulaires ou, le cas échéant, son équivalent au sein des Forces Armées Rwandaises. Leur qualité d’assistants techniques militaires est mise en évidence par un badge spécifique “Coopération militaire” porté sur la manche gauche de l’uniforme à hauteur de l’épaule . » Outre le fait d’autoriser les militaires français à adopter l’uniforme local, pour leur permettre d’occuper des postes d’état-major à la place de leurs homologues rwandais, cette modification supprime de facto l’interdiction posée en 1975 de participer à des activités opérationnelles. Autrement dit, à partir de 1983, les Français peuvent faire la guerre au Rwanda ou participer à des opérations de maintien de l’ordre et de rétablissement de la légalité. La deuxième modification de l’accord particulier d’assistance militaire aura lieu dans l’urgence, pendant l’été 1992, alors que l’ambassadeur de France s’aperçoit soudain que le cadre juridique du texte est décidément trop étroit pour correspondre à l’engagement militaire de l’armée française. Georges Martres ne le cache nullement dans le télégramme diplomatique qu’il rédige alors pour ses correspondants parisiens : « Les autorités rwandaises, écrit-il, viennent de s’apercevoir que l’accord particulier d’assistance militaire franco-rwandaise, ne concernait, si l’on s’en tient à la lettre de cet accord, que la gendarmerie. Le ministère des Affaires étrangères du Rwanda m’a adressé en conséquence la correspondance suivante, assortie d’un projet d’avenant destiné à étendre à l’ensemble des forces armées rwandaises le bénéfice de notre coopération militaire . » Cette modification, qui consiste juste à remplacer le terme « gendarmerie rwandaise » par celui de « forces armées rwandaises » peut se comprendre comme la volonté commune de régulariser une situation de fait. Depuis deux ans, les soldats français font effectivement bien plus que d’instruire la gendarmerie rwandaise. D’ailleurs, c’est ce que souligne le diplomate à la fin de son courrier : « La nécessité de cette régularisation apparaît incontestable, conclut Georges Martres, notre coopération militaire avec le Rwanda, affectée d’abord de manière exclusive à la gendarmerie, s’est ensuite étendue aux autres secteurs, sans que les deux parties conviennent de mettre le texte de l’accord en harmonie avec la réalité. Les Rwandais sont maintenant soucieux de procéder à cette adaptation pour se conformer aussi complètement que possible aux dispositions de l’accord d’Arusha en la matière . » Mais il serait bien naïf de croire que les diplomates et les militaires français ont mis deux ans avant de s’apercevoir que la base juridique de l’intervention française était un peu faible. Comme nous l’avons vu au Gabon ou au Sénégal, Paris n’a pas l’habitude de s’embarrasser des contingences du droit. En réalité, la dernière phrase du télégramme de Georges Martres donne une indication limpide du sens de cet avenant. En étendant le champ de la coopération militaire aux « forces armées rwandaises », l’accord permet à l’armée française de maintenir le plus grand nombre possible d’officiers dans les états-majors rwandais, tout en respectant l’accord d’Arusha qui prévoit déjà, en 1992, le retrait des troupes françaises ! Un seul exemple : le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin, conseiller militaire auprès du président Habyarimana, restera en poste à Kigali jusqu’en avril 1994, comme chef de la Mission militaire de coopération (MMC). Dans le volume des notes produites à l’époque, les députés de la Mission d’information parlementaire sont passés à côté d’une information capitale au sujet de cette modification de l’accord d’assistance militaire. Début août 1992, le directeur de cabinet du ministre de la Défense Pierre Joxe donne à ses homologues du ministère des Affaires étrangères la position des militaires sur l’épineuse question du retrait des troupes étrangères prévue par l’accord d’Arusha. « La deuxième disposition, écrit François Nicoullaud, a déjà suscité de la partie rwandaise une demande d’élargissement du champ d’application de l’accord d’assistance militaire de 1975. Le Ministère de la Défense n’a émis aucune objection à la signature de l’avenant proposé par les autorités rwandaises . » En clair : pour garder leurs conseillers militaires français dans le cadre des accords d’Arusha, les Rwandais demandent un changement de statut juridique, transformant ces conseillers en coopérants. Les Français acceptent. « Ce nouvel accord, poursuit le directeur de cabinet, permettrait de conférer le statut et la carte de coopérant militaire, en plus de nos 19 AMT [assistant militaire technique] déjà présents, aux 45 personnels du DAMI [Détachement d’assistance militaire et d’instruction] également sur place. Pourraient aussi être concernés un officier et un sous-officier artilleurs . » Vingt jours plus tard, la proposition est entérinée. L’avenant du 26 août 1992 substitue aux « gendarmes rwandais » les « Forces armées rwandaises », ce qui revient à étendre le champ de la coopération à l’ensemble de l’armée rwandaise et permet ainsi de couvrir l’ensemble des troupes françaises — en dehors de Noroît, bien sûr — du statut de coopérants. Une affaire rondement menée, au cœur de l’été, à l’heure des vacances parlementaires.