« Lavis Noir », c’est un feuilleton parisien. C’est l’histoire de Loïc et Josy, les amants du Pont d’la Butte. Y a de l’action, de la morale et du cul. Il y a surtout une formidable intrigue policière et un suspens haletant. Ce qui est bien le moins pour un feuilleton. Et c’est aussi une galerie de personnages - Miche la Gratouille, Toussaint l’Haïtien, Fabio le Calabrais…- qui vous feront vibrer tout au long de l’été. Aujourd’hui, les épisodes 37 et 38.
Loïc Lekervelec avait frémi aux derniers propos de Miche, et, surtout, le rire de la Gratouille lui avait glacé le sang comme un sorbet Berthillon cassis… Il n’arrivait pas à se défaire d’une certaine image, qu’il avait encore bien présente, où la goussette zigouillait la malheureuse Elo… Même si rien ne permettait à Loïc de soupçonner Miche, sa détestation des femmes de caractère, et Dieu sait si elle entrait dans cette catégorie, lui faisait, contre toute logique, la voir en coupable idéale. Mais force lui était de reconnaître que son sentiment relevait plus de l’inimitié intime que de la perspicacité gendarmesque. C’est donc sans aménité, mais sans malveillance non plus, qu’il répondit à Miche :
- Tu rigoles ! Les flics auraient mangé l’morceau rapidement si ç’avait été l’cas… Non, moi j’crois qu’le couteau il est là ou Elo l’a rangé quand tu lui as donné… - Possible, Leker’, possible… En attendant j’ai un neveu à la crim’, le fils de ma conasse de frangine qui a marié un huissier d’justice, et bien il m’a raconté que maintenant qu’ils ont flingué Jacquou l’Croquant, ils vont s’occuper un peu du tout venant… Et entre autres du meurtre de la rue Cortot… Et justement, comme il savait qu’je fréquentais un peu Elo, il m’a fait des confidences comme quoi qu’ils avaient rien retrouvé ressemblant de près ou de loin à l’arme du crime et qu’ils étaient bien dans la merde.
- Ça veut pas dire forcément qu’la navaja est pas là…
- Rien, tu m’entends, rien ! Puisque j’te dis ils ont rien retrouvé de contendant ! T’es le vrai con qu’entend pas, toi, merde !
Et sur ce Miche éclata à nouveau de rire et se leva, en poussant délicatement le ticket de la douloureuse vers Lekervelec… En enfilant son manteau, une jolie peau d’panthère en acrylique, parfaitement assortie à ses cheveux roses, la Gratouille lança :
- Ah, au fait, j’allais oublier, j’tai pas dit pour le lavis… En définitive j’l’ai confié, pas plus tard que ’t’à l’heure à un type qui touche question art et qui est pas trop regardant sur la provenance… un rital de Buzenval, dans l’vingtième… Fabio Néra, il s’appelle. Tu connais ?…
Loïc blêmit, faillit s’étrangler et bégaya :
- Fabio ?… Euh ça… ça m’dit quelque chose, ’fectivement.. oui… j’crois qu’il rode un peu au P’tit Bat’, le bistro où Josy fait ses matinées…
- Bon, ben, de toutes manières, j’te tiendrais au courant, vu qu’tu t’es un peu intéressé au truc ! Et si j’touche le paquet, j’penserais à ton fond d’compensation ! Allez, salut !
- Oui… au revoir, Miche…
Au moins, comme ça Lekervelec savait à quoi s’en tenir pour ce qui était de la présence pas fortuite de Fabio dans l’coin. Maintenant le rital avait les deux faux lavis en main… Il ne lui serait pas difficile d’en comparer la facture pour le moins identique, et d’en déduire des choses…
Loïc finit par sourire tristement à son reflet dans le miroir du Nord Sud : tant de poisse poisseuse lui paraissait à peine possible… Même l’auteur de polar le plus échevelé n’aurait pu imaginer une telle succession de coups d’pas d’bol… Et du coup, Loïc se mit à voir sa vie comme un roman… Son quotidien était devenu le théâtre d’une épopée sublime, dont Lulu, Miche, Fabio, Toussaint, Elo, même, étaient les personnages que le Destin, son Destin, mettait sur la route pavée d’épreuves qui mène à la félicité et à la richesse… Loïc le Lyrique se la jouait façon Monfreid.
Josy - pauvre agnelle - qui était de service dans l’arrière salle, comme d’habitude, s’approcha de sa table et interrompit sa réflexion :
- Ce midi y avait de la tête de veau sauce gribiche en plat du jour… J’ai demandé au chef de m’en mettre une belle portion de côté, pour ce soir… Tu rentres pas trop tard, dis, Kerounet ?…
- Tu sais quoi Josette ? Ta tête de veau tu peux te la carrer dans l’oignon… parce que moi j’ai un Destin, et mon Destin, j’t’le dis, c’est pas d’la tête de veau !… Merde, quoi !
Josy, pauvre, pauvre agnelle, éclata en sanglots et courut se réfugier aux toilettes : c’était la première fois que Loïc l’appelait Josette.
En rentrant chez lui, Loïc Lekervelec essaya de mettre un peu d’ordre dans ses idées et jugea utile de se faire un point de situation, tant ce qui lui était arrivé, depuis deux trois mois, était surréel et, pour tout dire, difficilement compréhensible.
Bon, tout d’abord Elo, jeune chanteuse déjà finie, lui avait proposé, par l’intermédiaire de Vlad, son revendeur punk, de bazarder un lavis noir et sanguine attribué à Van Dongen. Le lavis en question était sans aucun doute authentique, et il était bien décidé à en tirer un bon prix, et à garder le pactole pour sa gueule. Comme Elo avait exigé une caution avant de lui confier le lavis pour revente, Loïc avait tapé Josy de soixante mille balles, toutes ses économies, histoire de filer la garantie à la chanteuse.
Sur ce, Lekervelec, qui avait quelques aptitudes picturales, avait entrepris de réaliser des copies du Van Dongen, juste, au départ, comme outil de marketing, afin de tester le marché par plusieurs bouts. Il en avait filé un à Lulu Hortec, un manouche traficoteur du vingtième, pour qu’il voit s’il y avait du chaland pour le truc, mais, au passage, il oublia de lui dire que c’était juste une copie de démonstration. Lulu prit le truc comme si c’était du vrai, tout en décidant quand même de le faire authentifier. Fort de son apparent succès auprès de Lulu, il fit rapporter par Vlad le deuxième faux à Elo, en lui disant qu’il arrivait pas à fourguer le lavis. Son plan était de se garder le vrai et de faire coup double : il empochait le pognon du Van Dongen et il récupérait les économies à Josy.
Manque de bol, comme il allait récupérer le fric de la caution chez Elo, parce qu’il avait pas voulu laisser Vlad s’occuper de fric, il avait trouvé la chanteuse, chez elle, nue et à moitié décapitée, mais pas trace de la caution ni du faux lavis qu’elle avait récupéré la veille. Mu par une impulsion étrange, il avait ramassé l’arme du crime, une navaja espagnole de belle taille, qu’il savait appartenir à Toussaint, un maquereau antillais de la Place Clichy. Il s’était mis en tête de faire chanter Toussaint, et, si possible, de récupérer et le lavis et la thune à Josy, dont il était certain que l’assassin s’était emparé. Après une petite crise de nerfs, où des fantômes du passé lui embrouillèrent la cervelle, et après une courte convalo à Etretat, il entreprit de relancer Lulu, de vérifier si Toussaint n’avait pas déjà remis le faux lavis sur le marché et s’il pouvait pas r’fourguer le vrai Van Dongen. C’est comme ça qu’il apprit par Miche la Gratouille, antiquaire véreuse et lesbienne notoire, qu’Elo lui avait confié, la veille de son décollage de tête, le faux lavis qu’elle croyait vrai. Du coup, c’est sans grande conviction qu’il interviewa Toussaint, qui lui apprit qu’il avait vendu son couteau plusieurs jours avant le meurtre à… Miche ! Et presque au même moment Lulu l’informa qu’il avait confié le premier faux lavis à FabioNéra, trafiquant d’art religieux, mais aussi ancien amant à Josy, et ennemi intime à Loïc. Fabio à qui, il venait de l’apprendre, Miche avait refilé le deuxième faux Van Dongen pour expertise et vente éventuelle.
Loïc Lekervelec se retrouvait donc avec une navaja ensanglantée au parcours incertain, un authentique lavis noir signé Van Dongen et quelques tonnes d’emmerdes en perspective. Ça aurait pu être pire. Après ce récapitulatif, Loïc voyait les choses plus sereinement, et c’est le cœur presque léger qu’il regagna son gourbi de la rue Polonceau où Vlad, à qui il avait donné rendez-vous, devait l’attendre. (à suivre…)
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