À l’âge de 6 ans, Robert Flematti franchit clandestinement la frontière franco-italienne en tenant, pendant 300 kilomètres, la main de sa maman. Alpiniste, ce fils d’ouvrier italien part à l’assaut des plus hautes montagnes du monde.
Imaginez Mozart qui aurait écrit ses mémoires sans y mettre une note, même de bas de page. Flemattissime, c’est ça. Un livre signé Robert Flematti, un homme qui ne joue jamais de violon sur son moi, ni son toit, alors qu’il est alpiniste. Son bouquin n’est pas occupé par le vide des précipices. Vous connaissez le genre de l’odyssée alpine ? Où celui qui rapporte ses aventures est forcément un héros.
Montagnarde, la bête humaine triomphe de tout, des abîmes, du froid polaire, des parois lisses et des surplombs. Vous avez dit blizzard ? Parfois, un ami de sacs et de cordes meurt, ce qui vient valoriser les souvenirs publiés par le rescapé.
Flematti, alpiniste immense et discret, aime trop la montagne pour la raconter. Ses déserts verticaux, il faut s’y accrocher pour sentir la glace ou le caillou donner du bonheur. Flematti ne raconte que sa vie, qui est de la littérature. L’histoire d’une mère aussi belle que Sylvana Mangano qui, juste après-guerre, survit d’un riz amer à Valmalenco, un petit village du nord de l’Italie d’où l’on aperçoit la Bernina et la frontière suisse. Après avoir eu deux enfants d’un premier mari mort d’une silicose attrapée dans les mines de France, la jeune femme a épousé Gervasio Flematti. Pour lui comme pour tous ces Ritals dont la seule richesse est de posséder deux bras, le salut est dans l’exil. Gervasio fait de la contrebande, ne rentrant à la maison qu’entre deux clairs de lune, comme un chat. Un jour, les Alpes franchies, il obtient un statut d’immigré et un emploi dans d’autres montagnes, les Pyrénées. Sa femme et ses deux fils, des gamins de 9 et 11 ans, partent en expédition vers une France qui rejette les sans-papiers. On marche à pied pour économiser l’argent du car. Mais les douaniers embarquent ces trois misères pour les lâcher au milieu de nulle part. L’assaut reprend, plus discret. On se cache mieux à l’approche des cols quand l’herbe est assez haute. Passée en France, la mère se loue à la journée. Pour faire les foins, gagner de quoi poursuivre la route. Le tout en silence, dans la dignité, fortune de ceux qui n’ont rien.
La dame en robe noire, avec ses deux gosses et une serviette nouée qui contient un peu de nourriture, a maintenant assez de sous pour emprunter une kyrielle de trains, gagner Carcassonne puis embarquer dans un autocar vers le coeur des Pyrénées. Des gendarmes montent à bord : « Contrôle d’identité. » La fin du monde… Les képis passent devant les fauteuils de la jeune femme et des gosses. Ne demandent rien. Une femme s’écrie : « Vous n’avez pas contrôlé tout le monde ! » Un gendarme répond : « C’est parce que je les connais. »
Encore une nuit passée dans une cabane de bord de route, le ventre creux, puis un chauffeur, un cousin italien, embarque la famille dans son camion. La fin du voyage, on s’installe dans le baraquement qui abrite Gervasio. Le bonheur sous les planches. Bientôt, les Flematti déménagent à Arrens, là où chaque mot fait un tour de trampoline avant de sortir des bouches. Par les mêmes chemins de contrebande, Gervasio ira chercher Liliane, la grande soeur restée en Italie.
La vie d’Umberto « Robert » Flematti est celle d’un enfant libre. Son univers, son université qui lui apprend la valeur des choses, c’est la montagne. Le gamin devient un as. ça se sait jusqu’à Chamonix, pourtant si peu ouverte aux autres. De l’École nationale d’alpinisme, on téléphone au maire d’Arrens : « Débrouillez-vous pour qu’un certain Flematti vienne suivre un stage à Gavarnie. » Pas d’argent ? Son frère lui achète des chaussures. Et Umberto, désormais « Robert », va devenir l’un des meilleurs alpinistes du monde. Son véritable exploit : être resté en vie. Grâce à sa force, à l’instinct développé dans la vie sauvage d’Arrens et à sa maxime : « Vous savez, si on va là-haut, c’est pour en revenir et raconter nos histoires à la veillée. »
Grégory, son fils de 30 ans, ne racontera jamais la sienne. Il est mort dans une avalanche au pied de l’Annapurna. Comme le riz de Valmalenco, la vie est souvent amère.