La grande dame des lettres anglaises, Prix Nobel en 2007, publie "Victoria et les Staveney" et revient sur ses thèmes de prédilection : le racisme et l’hypocrisie sociale. Un regard moderne et sans concession sur notre époque.
Doris Lessing est une femme qui donne courage. À 90 ans, elle continue de prouver qu’on peut être vieux sans être adulte, sans se résigner à l’ordre injuste des choses. Que, nonagénaire, on peut encore vivre la tête dans la lumière en refusant ses peurs irraisonnées qui viennent, dit-on, avec l’âge. Doris nous montre qu’on peut refuser de ranger son dernier carrosse, celui d’avant le corbillard, dans le parking de la grande maison des idées réacs. Après avoir quitté l’école à 15 ans, elle écrit pour vivre, tout en étant standardiste ou secrétaire pour survivre. Elle va devenir prix Nobel en 2007 et greffière de 70 années de la misère du monde. Il y a quinze ans, alors glorieuse, elle reste subversive en attaquant au cœur le business du livre. Elle tente une expérience : sous le pseudonyme de Jane Somers, elle écrit Journal d’une voisine et Si la vieillesse pouvait et expédie les deux manuscrits à son éditeur, qui les refuse.
Dans Victoria et les Staveney, Doris s’intéresse à un patchwork, les vies de gens de deux bords. Il pourrait constituer le sujet de l’un de ces formidables films dont les metteurs en scène anglais nous régalent depuis la renaissance de leur cinéma, le dernier du genre étant Une éducation. Nous sommes à Londres, dans la pénombre de la fin du jour, dans la cour d’une école réservée à ceux qui n’ont pas eu de chance. Que des gosses de pauvres, sauf un, Thomas, que son père a placé ici afin qu’il « fasse connaissance de l’autre moitié du monde ». Edward doit venir chercher son frère, ce Thomas. Mais aussi Victoria, une maigrichonne dont la mère est morte et la tante est à l’hôpital. Edward oublie Victoria : « Elle n’était qu’une tache plus sombre dans l’obscurité tourmentée de la cour où le vent se levait. » Les parents d’Edward, des bobos ultralibérés, n’ont pas précisé à leur fils chargé de mission que Victoria est d’un noir de Jamaïque. Il doit retourner à l’école pour réparer son oubli.
Enfin abritée dans la grande maison des Staveney, Victoria, « se sentant sauvée, s’abandonna à sa détresse ». Elle pourra y passer une nuit. Dans la cuisine, grande comme tout l’appartement de sa tante, la gamine refuse de croire que le monde qu’elle voit existe : chambres individuelles, salles de bains… Alors que son ordinaire se limite à un clic-clac déplié le soir, constant refuge des enfants qui n’ont pas de place.
De retour dans l’appartement chagrin, celui de sa famille, Victoria partage ses espoirs entre de bonnes notes à l’école et son rôle d’infirmière auprès de sa tante, qui meurt à la maison. Parfois, pour se prouver qu’elle n’est pas prisonnière d’un rêve, elle va regarder la grande maison où elle a dormi enfant. Par hasard, Victoria retrouve Thomas, 17 ans, son copain de cours élémentaire, petit frère de l’oublieux Edward. Faire l’amour dans des chambres « à soi » de la grande maison : par le sexe, Victoria revient sur le lieu de son rêve. Mais si Thomas n’aime que les femmes plus folles que Victoria, qui plie consciencieusement ses vêtements avant de se jeter au lit, la Jamaïquaine n’est pas emballée par le post-adolescent. C’est enceinte que la vendeuse de musique retourne à sa solitude. Sans faire d’histoires, elle devient mère d’une Mary. Dans sa mémoire, le poids de la maison des Staveney reste trop lourd, Victoria y retourne avec Mary. Pas à pas, la petite fille, un peu « chocolat », intègre la tribu qui va devenir la sienne, celle de la jolie maison. Tandis que Victoria reste au-dehors de ce monde, par choix, mais aussi assignée à son origine, « ne croyant pas que Mary en viendrait à la mépriser ».
Décrit ainsi, la trame du bouquin de Lessing peut paraître un peu cucul. Pas du tout. Le roman de Doris décrit le monde tel qu’il est. Plus proche du Nizan d’Antoine Bloyé que d’une pleurnicheuse de Zola. L’écriture est un prodige de minimalisme, peu de mots et très simples. Si le style n’existe pas, c’est que cette littérature sans effets cède toute la place à l’histoire. Comme souvent chez Lessing, celle d’un monde sans partage.