Kouakou Ghabi Kouakou est éleveur à Béoumi, un poil au-dessus de la ligne de partage qui coupe la Côte d’Ivoire, en zone « rebelle ». Le problème est qu’il n’est ni rebelle, ni patriote. C’est tout juste un gros à tendance aboulique qui voudrait bien qu’on lui fiche la paix. Il raconte sa guerre dans un témoignage drôle et incisif, Le peuple n’aime pas le peuple, préfacé par Stephen Smith.
Alors que la guerre divise le pays et que chacun s’empresse de choisir le camp le plus lucratif, le pauvre diable qu’est notre ami Kouakou tergiverse. On le suit dans les manifestations hystériques d’Abidjan, on le retrouve vaguement rebelle, fuyard au Ghana ou encore retiré dans la brousse. Bref, il ne sait ni avec qui ni contre quoi se battre. Évidemment, il pourrait passer pour un lâche qui retourne sa veste mais il n’en pas, faute de n’avoir pas cédé à l’appel du « doufté », le gain facile. Car Kouakou est un type honnête qui a décliné toutes les offres.
On le comprend. D’un côté, on a une bande de jeunes qui se biturent à longueur de journée et qui passent pour susceptibles : « si en ville, un rebelle marche sur ton pied, présente-lui sans tarder tes excuses et dis lui que tu ne savais pas qu’il allait poser son pied là où tu as mis le tien. ». Si l’on ajoute au portrait une grimace édentée et une kalachnikov, on fait comme Kouakou et on passe son chemin. En face, il y a les forces loyalistes, sorte d’armée regroupant des types bedonnants, lourds et gras. Leurs soutiens ? Des hystériques, des drogués au patriotisme que notre héros a tôt fait de classer parmi les infréquentables.
Le problème, c’est qu’à trop hésiter, les autres finissent par choisir pour vous. Dans un car qui le ramène à Bouaké, cet autre est un soldat rebelle puant le « nansigui » (lotion traditionnelle qui protège de tout un tas de trucs, dont des balles). Il pointe Kouakou du doigt et annonce : « j’ai attrapé un loyaliste ». Les preuves sont accablantes : notre ami est gros et surtout il a un nom bété. Or, les rebelles n’ignorent pas que les soldats loyalistes sont bien nourris, surtout quand ils sont bétés comme Woody (petit nom de Gbagbo). Le récit entier est ponctué par les mésaventures cocasses causées par l’absence d’engagement de Kouakou.
Mais sous couvert de neutralité et de naïveté, ce récit est en réalité une peinture féroce du conflit ivoirien. L’auteur n’épargne personne et accuse ses concitoyens d’être responsables de leur propre déliquescence : « nous avons tous cotisés pour foutre ce pays en l’air depuis dix ans et chacun a apporté, ave beaucoup de générosité, sa contribution pour accélérer sa décomposition. »
Les mauvaises langues sous entendront que Smith a plus que préfacé l’ouvrage tant certains passages rappellent les idées de l’auteur de Négrologie. Peu importe. Ce qui compte, c’est d’avoir un livre réussi tant pour ses qualités littéraires (le langage y est abrupt, truffé de bon mots et d’humour) que pour son précieux rôle de témoignage sur les victimes de l’ombre. En effet, toute l’originalité de ce petit livre vient de ce que l’histoire de Kouakou ne comporte aucun de ces drames sanglants de la guerre. Ce qu’il raconte, c’est le quotidien de la guerre civile ; rien de spectaculaire. C’est cet ordinaire d’un pays qui se suicide qui rend justement tout cela insupportable.
Extrait
« Je passais mes journées à tourner en rond dans la chambre à l’écoute de Radio France Internationale (RFI) et de ses reportages continus sur la guerre en Irak, devenue un véritable feuilleton à rebondissements. La moindre information était décryptée, amplifiée et parfois probablement ajustée par sensationnalisme. Influencé par cette chaîne, j’avais fini par m’émouvoir pour cette guerre lointaine, oubliant notre propre situation délabrée. L’inaction me rendait nerveux. Cependant, dès mon arrivée, un ami m’avait averti en ces termes : « vu que tu viens de passer quelques mois de l’autre côté, il vaudrait mieux rester discret. Quelqu’un peut te signaler aux services de sécurité comme étant un rebelle. » (…) Alors, pour ne pas me retrouver au mauvais endroit au mauvais moment, je traînais dans ma prison dorée, à me tourner les pouces entre la solitude et l’acharnement de RFI dans sa guerre contre la guerre en Irak qui, il faut bien le dire, prenait parfois des allures de celui qui cherche des poils sur des œufs. Même si j’en avais marre par moments de leurs exclusivités et autres scoops taillés sur l’Irak, cette station de radio était ce qu’il y avait d’à peu près acceptable pour me distraire. Sur les ondes de chez nous, l’information était devenue une véritable calamité publique. La plupart des présentateurs et animateurs d’émissions n’arrivaient pas à se départir de leur couleur patriotique soutenue sans aucune déontologie par des sous-entendus politiques, l’ode à la patrie, la musique politiquement correcte et les messages de propagande diffusés et rediffusés à longueur de journée, ce que mes tympans ne supportaient plus. »
Le peuple n’aime pas le peuple. La Côte d’Ivoire dans la guerre civile. Kouakou Ghabi Kouakou Editions Gallimard – Collection Témoins.
Antoine Glaser "C’est le début de "la guerre de cent ans" en Côte d’Ivoire avec ses seigneurs locaux, ses parrains régionaux, ses religieux intégristes, ses puissances extérieures…" lettre du continent n° 410 du 31 octobre 2002.
Antoine Glaser avait raison dès 2002.