Une des plus importantes imprimeries françaises, Bussière, subit un plan de restructuration drastique. Elle paye les opérations financières désastreuses menées par les fonds d’investissement qui la dirigent depuis 1996.
« Imprimé par Bussière à Saint-Amand-Montrond » : ils sont nombreux, les livres monochromes diffusés sur le marché français, à se terminer discrètement sur ces mots. Et ce, depuis 1832 ! Mais aujourd’hui, ce fleuron de l’imprimerie ploie sous les assauts conjugués des vautours de la finance et de l’évolution technologique. De son absorption par un fonds d’investissement à la prise de contrôle des banques, de LBO en licenciements, la déchéance est brutale.
Le 19 janvier, la direction du groupe Chevrillon Philippe Industrie (CPI), leader de l’impression de livres noir et blanc en Europe, annonce un plan de « modernisation ». 125 à 150 postes seront supprimés dans l’une de ses entreprises, Bussière, d’ici deux ans. La moitié des effectifs. « C’est la chronique d’une mort annoncée », commente Frédéric Pichot, délégué CGT.
Flashback. 1832 : l’imprimerie voit le jour à Saint-Amand-Montrond, au centre de la France. Elle emploie jusqu’à 700 salariés, traverse deux guerres mondiales, s’adapte aux évolutions technologiques et reste dans la famille Bussière pendant plus de 150 ans. Jusqu’en 1996… Après la suppression d’une cinquantaine de postes - « il fallait la rendre plus présentable », estime Frédéric Pichot -, l’entreprise est rachetée par le fonds d’investissement Chevrillon Philippe. C’est la naissance du groupe CPI. Le début de la descente aux enfers.
Mené par les hommes d’affaires Timothy Bovard et Thierry de Bardies, CPI grossit rapidement. En 1998 et 1999, les financiers rachètent Brodard et Taupin, Hérissey et Firmin Didot. Puis ils lancent une OPA sur Liber Fabrica, un groupe implanté aux Pays-Bas, en Belgique et en Grande-Bretagne. En 2001, CPI s’implante en Allemagne ; en 2004, il prend le contrôle de l’entreprise France Quercy ; en 2005 c’est Aubin qui tombe dans son escarcelle.
Cet appétit insatiable met en difficulté l’imprimerie. Car « toutes ces opérations de croissance externe ont été réalisées au prix d’un très fort endettement auprès des banques » [1] . Jusqu’à ce que le groupe CPI soit racheté par deux nouveaux fonds d’investissement, CVC Capital Partners et Cognetas, en 2005.
Au moyen d’un montage financier appelé LBO, leveraged buy out (« rachat par endettement avec effet de levier »), les spéculateurs mettent un minimum de capitaux et empruntent le reste auprès de banques, notamment RBS. Cette Royal Bank of Scotland qui a subi de plein fouet la crise financière, victime de ses placements hasardeux.
La dette devient massive. Et ce sont les entreprises rachetées qui doivent la rembourser… « D’où les exigences de rentabilité élevée et rapide qui ont conditionné la stratégie de CPI et la mise en œuvre de sa politique économique et sociale. » [2]
Les financiers imposent une réduction drastique des coûts. Les investissements dans les nouvelles machines se raréfient. La masse salariale est comprimée, les employés trinquent. De 389 salariés en 1995, les effectifs passent à 260 fin 2009, érodés par des salves de licenciements et des départs à la retraite non remplacés. Sur certaines chaînes de production, le nombre d’ouvriers passe de 13 à… 8. Certains soulèvent six tonnes de papier par jour, alors qu’ils se partageaient la tâche à deux auparavant.
Les conditions de travail se dégradent, les cadences augmentent, le stress se répand, les arrêts maladie se multiplient, les accidents, les blessures : blocage des reins, hernie discale, troubles musculo-squelettiques… La direction grappille sur les moindres dépenses. En mars 2009, elle a imposé la modulation du temps de travail. Malgré une grève d’une semaine, les salariés ont été contraints d’accepter de travailler cinq samedis par an, sans être payés plus, et de subir des horaires de travail flexibles, en fonction de l’activité…
Ça n’a pas suffi. Malmené par ses opérations financières aventureuses, CPI est étranglé par un endettement record. Il ne parvient plus à régler l’emprunt et passe à deux doigts d’un dépôt de bilan en 2009, menaçant 4.000 salariés dans toute l’Europe. « Le niveau d’endettement n’était pas tenable pour l’entreprise », reconnaît Anthony Morin, directeur marketing de CPI.
Alors, en octobre dernier, CVC et Cognetas, les actionnaires qui ont ruiné le groupe suite à leur acquisition par LBO, se retirent. Ils laissent une dette de 420 millions d’euros. Et ce sont les créanciers, qui ne voyaient plus venir le remboursement de l’emprunt, qui prennent directement le contrôle du groupe. Dix-huit banques, à la tête desquelles se trouve toujours… la RBS.
Le pool bancaire divise la dette par trois. Certainement pas par philanthropie. « Que les banques soient propriétaires d’un site industriel, c’est nouveau, observe Frédéric Pichot. Leur but, c’est de revendre après. Il faut que ça crache au plus vite. » D’où le grand plan de restructuration. [3]
Outre les 120 à 150 emplois, Bussière perdra un site de production, situé dans le centre de Saint-Amand-Montrond. L’activité sera concentrée sur le site de la zone industrielle. Un agrandissement y est prévu. Mais les 3.300 m² supplémentaires ne compenseront pas la perte des 24.000 m² du centre-ville. L’entreprise recevra deux nouvelles chaînes de production, numérique et tout automatique, qui ne nécessitent presque pas de main-d’œuvre. Un outil certes novateur, mais qui ne compensera pas la disparition de cinq chaînes.
Dans un communiqué, CPI invoque « les mutations technologiques indispensables pour répondre aux nouvelles contraintes du marché de l’impression de livres ». Mais en voulant faire de Bussière son pôle dédié à l’impression numérique et aux petits tirages, le groupe diminue l’activité de l’entreprise. Pour les représentants du personnel, « Bussière paye les erreurs de stratégie des anciens actionnaires ». [4]
Amers, les salariés ne peuvent qu’avoir un immense sentiment d’injustice au travers de la gorge. « Bussière, c’est l’entreprise la plus ancienne du groupe, c’est celle qui a contribué le plus aux rachats opérés par CPI, retrace Frédéric Pichot. Et c’est elle qui a subi le plus de plans sociaux, qui a reçu le moins d’investissement, qui se situe dans le bassin d’emplois le plus sinistré. »
Et les imprimeurs ne peuvent pas compter sur leurs élus locaux pour résister. Le député UMP brille par son absence et son fatalisme. Le maire estime que « l’emploi restera encore important après cette étape », appelle à « ne pas assombrir [ces perspectives] par des prises de positions non fondées et par l’agitation qui pourraient avoir un impact négatif sur les perspectives d’investissement et de garantie de l’emploi dans ce secteur », et implore de « garder espoir » (déclaration lors du conseil municipal du 22 janvier).
La palme revenant au premier adjoint de Saint-Amand : « Ne nous alarmons pas outre mesure pour Bussière. Ce ne sera pas si dommageable pour la ville et les familles. » [5] Ils se réjouiraient presque de la casse de ce bastion ouvrier…
[1] « Qui est le groupe CPI ? », tract édité par la fédération des travailleurs des industries du livre, du papier et de la communication (Filpac CGT)
[2] Ibid.
[3] Contactée, la Royal Bank of Scotland n’a pas daigné répondre à nos questions.
[4] Philippe Cros, « Bussière paye-t-il les pots cassés ? », Le Berry républicain du 22 janvier.
[5] Déclaration lors d’un conseil communautaire de la communauté de communes Coeur de France, relevée par Le Berry républicain le 9 février.